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Unir les hommes aux anges

Publié le mar 10/09/2024 - 12:00
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Le Chœur de Radio France - Photo : Christophe Abramowitz
Le Chœur de Radio France - Photo : Christophe Abramowitz
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Entre concertos pour chœur et hymnes des chérubins, le Chœur de Radio France aborde le continent musical slave et révèle, cachées derrière celles de Tchaïkovski ou Rachmaninov, des pages splendides remontant au XVIIe siècle. 

La musique russe ? Glinka est généralement considéré comme sa figure fondatrice pour avoir été, en Russie, le premier auteur d’opéras. Ses deux ouvrages Une vie pour le tsar (1836) et Rousslan et Ludmila (1842), à dominante historique pour le premier, amoureuse pour le second, inaugurent « l’École nationale russe » qui s’épanouira tout au long d’un XIXe siècle riche en symphonies, ballets, opéras, œuvres de musique de chambre, dans une opposition entre le Groupe des Cinq d’une part et Tchaïkovski de l’autre. L’aube du XXe siècle sera marquée par l’avènement de l’Âge d’argent et son extraordinaire effervescence créatrice. Scriabine, Stravinsky, Prokofiev et Rachmaninov en seront les phares musicaux, dans une grande diversité d’esthétiques et de langages. 

Mais commencer le récit de la musique russe avec Glinka, c’est comme faire démarrer la musique germanique après la mort de Mozart, ou raconter la musique française à partir de Berlioz, contemporain et admirateur de l’auteur de Rousslan et Ludmila. Or, que de richesses musicales dans les territoires orthodoxe slaves, du Moyen Âge à la fin de l’époque classique !  

Au fil d’une histoire pluriséculaire, un répertoire liturgique immense et magnifique a fleuri, des rives du Dniepr jusqu’à Saint-Pétersbourg. L’évangélisation des slaves d’Europe centrale par Cyrille et Méthode au IXe siècle en a été le point de départ. Un siècle plus tard, le prince de Kiev, Vladimir, se fait baptiser et entreprend de convertir les populations scandinaves et slaves orientales sur lesquelles il règne (988). C'est alors que l'architecture religieuse, la peinture d'icônes, la liturgie orthodoxe dans sa version slavonne s'implantent dans les vastes territoires de la Rus' de Kiev, de la mer Baltique aux steppes ukrainiennes, et y prennent peu à peu des formes originales. A partir du XIVe siècle, la principauté de Moscovie commence à s'affirmer. Elle s'élargit et secoue le joug mongol. Pierre le Grand refondera l’empire en 1721, en s'efforçant d’en faire une grande puissance européenne.  

Le chant religieux, à l’origine neumatique (équivalent slave du chant grégorien occidental), connaît un âge d’or aux XVe et XVIe siècles et devient polyphonique. Il est conçu comme un concert choral, avec des étagements de voix et une place particulière faite aux voix de basse, la réverbération sonore y tenant une grande place. Des théoriciens compositeurs apparaissent, comme Nikolaï Diletsky, né à Kiev, contemporain de Lully, qui rédige une Grammaire du chant musical. Un siècle plus tard, l’Ukrainien Dmitri Bortnianski (1751-1825) occupe une place de premier plan dans l’Empire. Remarqué dès l’enfance, il intègre à huit ans la Chapelle impériale de Saint-Pétersbourg, dont il deviendra le directeur quelque quarante ans plus tard. Dans l’intervalle, il a travaillé avec l’Italien Galuppi, séjourné dix ans à Venise et composé de la musique aussi bien profane que sacrée. Son Hymne des Chérubins reste fameux, chant entonné au moment de la procession des Offrandes dans la liturgie orthodoxe. À cet instant de l’office, la musique doit unir le monde visible au monde invisible, les hommes aux anges : « Nous qui dans ce mystère représentons les chérubins et chantons l’hymne trois fois sainte… déposons maintenant tous les soucis du monde… »  Nombreux furent les compositeurs qui composèrent des « Hymnes des Chérubins ». 

La vitalité du répertoire liturgique ne faiblit pas avec l’avènement de l’École nationale. Au contraire ! Tchaïkovski s’y engage avec ferveur, soucieux de le débarrasser des italianismes, notamment sous la plume de Bortnianski. « Pour moi, l’église possède encore beaucoup de charme poétique, écrit le compositeur à sa mécène Nadejda von Meck en 1877.  Si nous entrons dans le sens de chaque cérémonie, il est impossible de ne pas être profondément ému [..] J’aime aussi les vêpres… être sorti de sa transe par un éclat du chœur, se laisser emporter par la poésie de cette musique […]. Tout cela m’est infiniment précieux ! Une de mes plus grandes joies ! » Sa Liturgie de saint Jean Chrysostome (1878) comporte un « Chœur des Chérubins », une page saisissante par la profondeur spatiale et spirituelle que créent les entrées successives et l’étagement des voix. Rachmaninov ne sera pas en reste, alors même que le chant liturgique connaît une époque de renouveau au tournant des XIXe et XXe siècles. S’inscrivant dans les pas de Tchaïkovski, qui lui était si cher, il composera à son tour une Liturgie de saint Jean Chrysostome (1910) et des Vêpres (1915), deux œuvres majeures, admirées dès leur création. Rachmaninov se rappelait en ces termes celle de sa Liturgie : « Le Chœur chantait magnifiquement. Dans le « Nous Te chantons » [« Tebe poem »], il accompagne le solo d’un soprano. Ce jour-là, la voix de l’enfant s’éleva avec une beauté si cristalline, si éthérée face aux harmonies riches et profondes du chœur à l’arrière-plan, que je ressentis un moment de pure délectation. »* 

Laetitia Le Guay 

*Les citations sont extraites de l’Histoire de la musique russe, Des origines à la Révolution d’André Lishké (Fayard, 2006) et de l’ouvrage de Pierre Gonneau et Aleksandr Lavrov intitulé Des Rhôs à la Russie : Histoire de l'Europe orientale, 730-1689 (PUF, 2012). 

Lionel Sow - Photo : Christophe Abramowitz

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15 septembre

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