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Trois questions à Patrick Timsit
Quel a été votre premier contact avec Le Livre de ma mère d’Albert Cohen ?
À vingt-trois ans, au cours d’un atelier de théâtre, j’ai dû choisir un texte, le présenter et le travailler devant les autres. Nous étions une petite troupe, l’Eden-Théâtre, et j’avais un grand nombre d’extraits de ce livre en main. Je me souviens d’avoir regardé le bouquin et dit : « toi et moi, on a rendez-vous ». J’ai ensuite attendu une trentaine d’années avant de m’autoriser à monter sur scène avec ce texte. Cela a commencé avec une sélection d’extraits lus dans des villages corses, puis a continué avec une version scénique préparée dans un monastère, à Venise, avec Dominique Pitoiset. Cela reprend aujourd’hui avec une version musicale conçue avec Nicolas Errèra, un ami d’enfance, grand compositeur, et avec des interventions de la chanteuse Imany.
Votre compréhension du texte a-t-elle évolué au fil de ces différentes versions ?
Ce que le livre transmet immédiatement, c’est le rapport, à la fois universel et intime, reliant un fils à sa mère, et le code qui se met en place entre ces deux individus. Le deuxième aspect est celui d’un véritable livre de deuil. Ce fameux « souris pour escroquer ton désespoir, souris pour continuer de vivre » résonne en moi : affiche ton sourire quoi qu’il en soit. À la fin du livre, il y a cette répétition : « ma mère morte est morte, morte ». Je me suis longtemps demandé comment j’allais dire cela, sur scène. C’est une expression de vive culpabilité, car Albert Cohen était à Londres au moment de la mort de sa mère. Il a tout essayé et demande au lecteur de lui donner une preuve qu’il retrouvera sa mère au ciel. Et non, rien ne se passe. Je pense encore à cette phrase magnifique : « un chien hurle dans la nuit, un pauvre chien, mon frère, qui se lamente et dit mon mal ». Il y a du lyrisme, de la poésie, une vérité.
Les réactions du public vous ont-elles surprises ?
Chacun y transpose quelque chose de personnel. Des jeunes femmes et des jeunes hommes m’ont parlé de leur père, de leur grand-mère, d’une tante. Un jour, tandis que je remerciais des amis venus me voir en coulisses, à la fin du spectacle, un jeune homme se tenait dans un coin sans parler. Un peu de temps a passé puis il a fini par venir me voir et m’avouer qu’il avait enterré sa maman le matin même. Un autre, encore, m’a demandé : « Faites-moi une dédicace pour ma mère, elle est à l’hôpital, et j’espère qu’elle sera encore là demain matin pour lire votre mot ». Un dernier spectateur, un grand gaillard, est venu me voir avec un groupe d’amies en gardant un air renfrogné. « Bon, il n’est pas obligé d’aimer », pensais-je ; au moment de dire au revoir, il a explosé en larmes dans mes bras. Ce spectacle a été un véritable cadeau dans ma vie. Ma mère, âgée de quatre-vingt-quinze ans, est venue me voir à Avignon, dans la cour du musée Calvet, le jour de mon anniversaire. Moi qui continue, à mon âge, de râler parce je ne veux pas fêter mes anniversaires, j’ai été heureux de lire : « Aucun fils ne sait vraiment que sa mère mourra et tous les fils se fâchent et s'impatientent contre leurs mères, les fous si tôt punis » devant elle.
Propos recueillis par Gaspard Kiejman