Titre block
Sur les traces de Mahler à Vienne

Publié le mer 26/02/2025 - 10:15
Image
Image
Gustav Mahler Crédit : Moritz Nähr, BNF Gallica
Gustav Mahler Crédit : Moritz Nähr, BNF Gallica
Body

Et si, à l’occasion de la Neuvième Symphonie dirigée par Daniele Gatti, nous allions marcher sur les pas du compositeur, dans cette ville indissociable de son destin ? 

La capitale de l’Empire austro-hongrois occupe une place centrale dans la vie de Gustav Mahler. Successivement ville du parachèvement de sa formation, Eldorado de ses années de galère aux quatre coins de l’Europe centrale, cité de son triomphe mais aussi du reniement de ses racines, de l’antisémitisme, des intrigues sans fin et d’une lutte incessante pour faire triompher des idéaux éloignés du confort si prisé des autochtones ; Vienne fut pour Mahler tout cela à la fois.  

Les lieux de mémoire abondent, un peu plus d’un siècle après la mort du compositeur, dans les rues de la capitale autrichienne. Il faut d’abord tenter de s’imaginer la vie très chiche de l’adolescent, né en Bohême, élevé en Moravie, à quelque deux cents kilomètres de là, qui intègre à quinze ans, en 1875, la grande cité cosmopolite pour y suivre les cours au Conservatoire et à l’Université.  

La formation en piano, écriture et composition se déroule dans les locaux de la Société des amis de la musique, au flambant neuf Musikverein, mais aussi pour la classe d’harmonie de Bruckner dans ceux de l’Ancienne université, sur la petite place qui jouxte l’église des Jésuites, dans la Vienne médiévale. Mahler sera un élève indépendant et insubordonné, déménageant de mansardes insalubres en chambres de bonne glaciales, avec des colocataires comme Hugo Wolf et Rudolf Krzyzanowski.  

Engagé de manière purement alimentaire à l’été 1880 à Bad Hall, petite ville de cure de la banlieue de Linz, pour y diriger des opérettes, le jeune musicien comprend rapidement que l’affaire de sa vie, la composition, ne pourra être son seul gagne-pain, et met la baguette dans l’engrenage infernal des saisons lyriques, gravissant un à un les échelons du métier, d’abord dans des théâtres médiocres – à Laibach (Ljubljana), Olmütz (Olomouc), Kassel – puis de plus en plus prestigieux – Prague, Leipzig, Budapest, enfin Hambourg, où il reste six ans.  

Le 3 avril 1897, jour exact où Johannes Brahms rend son dernier soupir et où se constituent en association les architectes et plasticiens de la révolution artistique qui prendra le nom de Sécession viennoise autour de Klimt, Mahler, qui s’est converti au catholicisme en Allemagne, signe son contrat de directeur de l’Opéra de la cour, la plus prestigieuse institution musicale d’Europe centrale, ce Hofoper qui deviendra Staatsoper en 1920, après la chute de la monarchie.  

Cette bâtisse à la façade néo-renaissance, inaugurée en 1869, très moyennement prisée par l’Empereur, qui en fit si peu secret que l’un de ses deux architectes, Eduard van der Nüll, finit par se suicider, sommeille alors sous la férule ramollie d’un Wilhelm Jahn vieillissant, qui perd la vue et occupe le poste depuis seize ans. Mahler va alors revoir le fonctionnement de l’institution de fond en comble. 

Une véritable révolution, sur le répertoire d’abord, avec le retour en force des grands titres en langue allemande. Sur l’approche scénique ensuite, basée sur une collaboration avec des artistes majeurs de la Sécession, comme Alfred Roller, avec qui Mahler conçoit en 1903 un Tristan aux éclairages anticipant d’un demi-siècle le style du Nouveau Bayreuth, et qui fera frémir l’ultra-conservatrice Cosima Wagner.  

Le nouveau directeur chamboule les habitudes, avec l’abaissement de la fosse d’orchestre, l’instauration de l’obscurité et du silence dans la salle, l’abolition de la claque qui faussait les réactions spontanées des spectateurs, le rétablissement des pages coupées dans les opéras de Wagner. C’est la conception même de la représentation lyrique qui est repensée, en privilégiant désormais l’esprit de troupe, l’homogénéité des distributions plutôt que l’alignement de stars qui les déséquilibrent. Finis les jeux du cirque du Hofoper où l’on venait pour les chanteurs davantage que pour les œuvres.  

Mahler doublera ces coups de pied dans la fourmilière, qui ne seront pas du goût de tous, d’un travail acharné sur l’orchestre au bénéfice de prestations de fosse passionnées – le renouvellement des instrumentistes est entrepris à marche forcée, en imposant même des solistes instrumentaux étrangers. Les interprétations du directeur, très contrastées, sont vilipendées par une partie de la critique estimant que Mahler sombre systématiquement dans l’excès : tantôt trop vite, tantôt trop lent, tantôt trop fort, tantôt trop piano. Jamais dans la modération, modèle indépassable de la bonne société viennoise de François-Joseph.  

Pendant la décennie qu’il passe à la tête de l’Opéra, Mahler sera aussi les premières années (1898-1901) le patron de l’Orchestre philharmonique de Vienne, dont les membres sont tous issus du Hofoper. Il brille alors tout autant en concert au Musikverein, le célèbre complexe ouvert en 1870, situé sur la bordure extérieure du boulevard circulaire du Ring, non loin de l’église Saint-Charles Borromée. Ce bâtiment précité abrite la mythique Salle dorée, mondialement connue aujourd’hui pour le Concert du Nouvel An qui s’y tient chaque 1er janvier depuis le début de la Seconde Guerre mondiale.  

En conflit avec les musiciens, Mahler ne pousse pas le bouchon jusqu’à profiter de son statut pour étrenner à Vienne ses propres œuvres, dont il assure la création dans d’autres centres musicaux. Ses symphonies sont inaugurées à Budapest, Berlin, Krefeld, Munich, Cologne, Essen, Prague et de nouveau Munich. Finaud, le compositeur laisse se répandre au bord du Danube la rumeur de ses créations, suscitant à l’occasion l’intérêt de son orchestre qui propose parfois des reprises des partitions de son patron. Seule la Symphonie n° 9, au final, sera créée à Vienne en 1912, post-mortem, par les Wiener Philharmoniker et Bruno Walter.  

La folle décennie de Mahler à l’Opéra de Vienne se referme sur sa démission au terme d’une cabale effrénée la même année 1907 où il devait perdre sa fille aînée de la scarlatine et apprendre qu’il souffrait d’une maladie cardiaque. Autant de changements profonds dans son mode de vie qui précipitent son départ pour le Nouveau Monde et le Metropolitan Opera, où l’attendent en tant que simple chef principal des saisons plus ramassées et une tâche purement artistique.  

Difficile enfin de ne pas évoquer Vienne en tant que terre de sépulture. Lors de son quatrième hiver new yorkais, fin février 1911, Mahler, alors directeur de l’Orchestre philharmonique de New York, contracte une angine qui dégénère petit à petit en endocardite à streptocoques. À une époque où n’existe pas encore la pénicilline, l’auteur du Chant de la terre sentant sa fin proche et souhaitant mourir au pays se décide à embarquer sur le paquebot Amerika pendant la semaine sainte pour sa dernière traversée de l’Atlantique. Il passe ensuite trois semaines dans une clinique de Neuilly où le professeur Chantemesse tente de soigner son mal. Sans succès.  

Mahler est alors rapatrié en train – son arrivée par l’Orient-Express à la Gare de l’ouest est annoncée par la presse – et installé au Sanatorium Löw, la plus grande clinique privée de Vienne, au numéro 20 de la Mariannengasse, dans les locaux où il avait déjà failli mourir d’une hémorragie intestinale en 1901 – l’institution fermera ses portes en 1939, le bâtiment accueillant aujourd’hui la direction de la SNCF autrichienne. Le compositeur s’y éteint dans la soirée du 18 mai 1911, à l’issue d’une journée météorologique d’Apocalypse, où après une très forte chaleur tout à fait anormale, le ciel lâche un déluge de grêle sur la Ville impériale.  

Haut lieu de pèlerinage mahlérien, le discret cimetière de Grinzing, ancien village vigneron éloigné de six kilomètres du centre historique, abrite la dernière demeure du compositeur. Très à l’écart des gloires musicales regroupées dans le carré des musiciens du gigantesque Cimetière central, Mahler repose à l’abri des fastes du grand monde, dans une tombe Jugendstil très simple juste ornée de son nom, sans dates ni épitaphe, selon sa propre volonté : « ceux qui me chercheront savent qui j’étais, les autres n’ont pas besoin de le savoir. » 

Yannick Millon 

Daniele Gatti - Photo : Anne Dokter

Titre
Carte blanche à Daniele Gatti

En savoir plus