Quel bilan général dressez-vous depuis l’ouverture de l’Auditorium de Radio France en 2014 ?
Le bilan général se décline sous différents aspects, qui concourent tous au même résultat, à savoir l’importance du rôle de Radio France dans la musique. Le bilan est formidable, en premier lieu vis-à-vis de nos formations musicales, car cet outil leur a permis de progresser, de s’exprimer pleinement et de grandir magistralement. Par ailleurs, nous avons pu construire des saisons ayant du sens. Nous n’avions plus à nous insérer dans d’autres circuits ou d’autres salles — Pleyel, Théâtre des Champs-Élysées — nous étions chez nous et bâtissions nos programmes comme nous l’entendions, main dans la main avec France Musique. Ce fut considérable. France Musique a d’ailleurs multiplié par 3 son audimat sur la case concert depuis que l’Auditorium existe, ce qui n’est pas rien. Enfin — ce fut la raison de ma venue ici, il y a un peu plus de 8 ans — nous avons fait en sorte que cet Auditorium se situe au même niveau d’attractivité et de reconnaissance que les autres grandes salles parisiennes dans un paysage musical devenu beaucoup plus actif avec l’avènement de la Philharmonie. Voilà le bilan des 10 ans : faire exister dans Paris un auditorium magnifique doté d’une acoustique exceptionnelle, dans lequel le public prend beaucoup de plaisir à venir. J’ajouterai, d’un point de vue architectural, que ce n’est pas une salle comme les autres. Nous nous retrouvons, le temps du concert, au milieu de la musique, dans une communauté rassemblée comme nulle part ailleurs. Si j’aime évidemment me rendre dans différentes salles, à la Philharmonie notamment, le dispositif relativement « classique » du concert y est conservé — entre autres la distance avec des musiciens. Je suis très attaché à ce quelque chose de spécial de l’Auditorium, où bien des pièces sonnent comme elles ne sonneront pas ailleurs — je pense à Ma Mère l’Oye, à la Musique pour cordes, percussion et célesta, et même à certaines grandes masses orchestrales comme la Symphonie alpestre ou Zarathoustra, qui deviennent ici de la musique de chambre. C’est stupéfiant.
De quoi êtes-vous parti à votre arrivée en 2016 ? Aviez-vous des modèles en tête ?
Je suis parti de mon expérience de directeur programmateur, en particulier à Grenoble où, dans un auditorium de taille assez modeste (950 spectateurs), nous devions produire le maximum de choses. Je connaissais ces contraintes. Aussi ai-je proposé aux délégués des orchestres, dès mon arrivée, de travailler notre identité tout en élargissant la programmation. En ne faisant pas jouer nos seules formations, mais en ouvrant au baroque, au piano, au quatuor, nous avons appris à nous servir de l’outil et à le maîtriser peu à peu. Désormais, les directeurs musicaux connaissent bien la salle et ses larges possibilités de répertoire. Tout en sachant que nous pouvons aussi nous servir de la Philharmonie ou d’autres salles pour d’autres répertoires.
Qu’a changé concrètement l’ouverture de l’Auditorium dans l’offre musicale de Radio France ?
Elle nous a permis de rationaliser les saisons. De ne pas avoir deux orchestres travaillant dans des canaux complètement séparés. La facilité, dans la programmation classique, est de choisir un chef, un soliste et d’attendre les propositions de leur agent. Nous aurons, dans ce cas, de bons programmes, mais avec le risque qu’ils soient identiques. Sur une saison, ça n’aurait pas de sens ! L’un de mes premiers objectifs a été de bâtir une intégrale Saint-Saëns, à l’occasion du centenaire de sa disparition en 2021; avoir 300 musiciens dans la maison offre des opportunités exceptionnelles. Notre travail de fond sur Chostakovitch a, lui aussi, permis d’aborder de nombreuses œuvres, et je pense encore au cycle des poèmes symphoniques de Strauss en compagnie de Mikko Franck ; le festival Présences, à son tour, a bénéficié de l’existence de l’Auditorium. Pour autant, après 10 ans, nous ne sommes qu’au début de ce travail.
Comment cette offre se traduit-elle auprès du public ?
Nous avons accueilli, pour la saison 2023/2024, 7500 abonnés et 150 000 spectateurs payants. Le taux de remplissage est de 89 %, les recettes de billetterie ont doublé depuis mon arrivée, et la moyenne d’âge du public a baissé, passant de 56,6 ans à 52 aujourd’hui. L’offre est considérable, avec 40 % de concerts en plus depuis l’ouverture de l’Auditorium : davantage de concerts de nos formations (comprenant les concerts famille, jeune public, etc.) mais aussi de la musique de chambre, des ensembles invités (entre 3 et 5 baroques), le piano, et entre 8 et 10 concerts d’orgue.
Quels seraient, selon vous, les qualités et les défauts de l’Auditorium ?
Il a le défaut de ses qualités : une acoustique exceptionnelle, apportant à la fois un très grand détail mais également du volume. Toutefois, il n’est pas très grand. Il est idéal pour la proximité qu’on entretient avec les chefs-d’œuvre de la musique, mais certaines pièces comme le Requiem de Verdi, donné récemment sous la direction de Riccardo Muti, trouveront mieux leur place à la Philharmonie en termes de projection — pensez aux déferlements du Dies Irae. Ce n’est pas non plus la salle idéale pour le lyrique. Nous avons la chance de nous appuyer sur ce merveilleux outil tout en pouvant travailler ailleurs. J’ajouterais, au chapitre des légers défauts, que c’est une salle difficile à sonoriser. Ainsi, dès que l’électro-acoustique entre en jeu, je suggère plutôt l’usage de notre irremplaçable Studio 104. Mais les qualités l’emportent de très loin. C’est une des rares salles au monde, à ma connaissance, qui permette d’entrer au cœur de la musique.
Comment la politique musicale de l’Auditorium s’inscrit-elle au sein du « média global » qu’est Radio France ?
Notre projet avec France Musique consiste à travailler davantage l’éditorial ensemble. En nous appuyant sur les forces du web de France Musique pour bâtir le site référent de la musique classique — pensons à la richesse de notre catalogue, à nos intégrales et à l’incomparable richesse des émissions produites par l’antenne pour accompagner, éclairer et rendre plus accessible ce contenu. À la fin de la crise du Covid, lors de la reprise des concerts sans public à l’Auditorium, il avait été prévu que France Musique enregistre ces soirées puis les diffuse selon ses besoins et son calendrier. J’avais alors été très frappé par la volonté farouche de nos musiciens de jouer en direct. « Il n’y a pas de public certes, mais nous voulons jouer pour les auditeurs derrière leur poste, chez eux. En direct » nous disaient-ils. Ce fut un marqueur important. La magie des concerts de l’Auditorium est en effet celle du double frisson : un orchestre somptueux pour le public présent en salle, mais aussi pour les millions d’autres chez qui il se rend grâce à la magie du direct. Ces captations, de surcroît, demeurent accessibles à la réécoute une fois le concert passé. Nous sommes fiers d’avoir contribué à donner cette audience à nos concerts grâce à France Musique. J’ajouterai que l’Auditorium a favorisé l’émergence d’une politique discographique ambitieuse et même d’un label. L’album consacré à Kaija Saariaho, porté par le Chœur, l’Orchestre Philharmonique et l’Orchestre National, est paru sous l’étiquette du festival Présences et a été nommé disque de l’année dans sa catégorie par la revue Gramophone.
À titre personnel, quels grands concerts vous ont marqué depuis l’ouverture de l’Auditorium ?
Difficile, j’en vois tant ! Je me souviens d’un récital mémorable d’Alexandre Kantorow, traversé par le génie et la grâce. Je garde de vifs souvenirs des concerts d’Emmanuel Krivine à la tête de l’Orchestre National de France. Mais aussi d’une « Pathétique » par Mikko Franck, d’une Valse par Cristian Măcelaru, d’un Stabat Mater de Szymanowski porté par Krzysztof Urbański avec notre Chœur au taquet. Un événement marquant, après le Covid, même si nos formations n’y participaient pas, fut l’enregistrement de Siegfried de Wagner avec l’Orchestre de l’Opéra national de Paris et Philippe Jordan : cette captation fait partie intégrante de l’histoire de notre Auditorium. Il y a aussi certaines œuvres que j’aimerais entendre, par exemple Metamorphosen, ce deuxième Concerto pour violon de Penderecki qui semble avoir été écrit pour l’Auditorium. Quant à mon idéal, il pourrait être, pour les dix ans à venir, que les compositeurs écrivent spécifiquement pour l’Auditorium et son acoustique sans équivalent.