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Redécouvrir Elsa Barraine

Publié le mar 10/09/2024 - 11:45
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Elsa Barraine - Photo : DR
Elsa Barraine - Photo : DR
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Il y a vingt-cinq ans s’éteignait l’une des figures les plus originales de la vie musicale française. Pédagogue, résistante, compositrice trop mal connue, elle est enfin célébrée par l’Orchestre National de France, qui met en lumière sa Symphonie n°2. 

Lorsqu’Elsa Barraine compose sa Deuxième symphonie, en 1938, l’ombre du nazisme s’étend sur l’Europe. L’Allemagne a déjà annexé l’Autriche ; ses troupes envahiront la région des Sudètes, en Tchécoslovaquie, à la suite de la signature des accords de Munich, une semaine après la création de cette symphonie, fin septembre 1938. Sous-titrée « Voïna », qui signifie, en russe, « la guerre », cette œuvre prémonitoire est imprégnée du contexte politique de l’époque : le premier mouvement évoque les combats, le deuxième la mort et le deuil, sous la forme d’une marche funèbre, et le troisième, le retour à la vie. « En 38, on savait bien qu’il y aurait la guerre, il aurait fallu être fou pour ne pas s’en apercevoir », expliquera la compositrice à ce sujet bien des décennies plus tard. Dans cette symphonie, musique et politique sont intimement liées – comme dans l’œuvre et la vie d’Elsa Barraine, fervente communiste dont l’engagement a favorisé puis entravé la carrière. 

Avant de devenir cette compositrice politisée, Elsa Barraine a d’abord été une enfant prodige, récompensée par les plus hauts honneurs à l’aube de sa vie. Née en 1910 d’un père violoncelliste à l’Opéra et d’une mère pianiste, elle est envoyée très jeune au conservatoire, sans passer par la case « école ». Elle y est fortement marquée par la rencontre avec son maître Paul Dukas, dont elle restera proche jusqu’à la mort de ce dernier, en 1935. En 1929, à seulement 19 ans, elle remporte le Prix de Rome de composition, la plus haute distinction qu’un jeune compositeur puisse recevoir. Elle passe alors plusieurs années à la villa Médicis, à Rome, où elle voit de près les effets du fascisme sur la société italienne. En 1933, elle compose sa toute première œuvre politique, Pogromes, une « illustration symphonique » inspirée d’un poème d’André Spire dénonçant les attaques des Nazis à l’encontre des Juifs. À cette époque, Barraine, dont le père est juif, puise volontiers dans cette culture des sources d’inspiration musicale. 

La même année, la jeune compositrice rentre à Paris. Elle trouve rapidement un emploi à la Radiodiffusion française, d’abord en tant que pianiste accompagnatrice d’un chœur, puis comme cheffe de chant : elle accompagne au piano les solistes et les chœurs avant les répétitions avec orchestre. Très occupée, elle ne trouve le temps de composer que quelques heures, la nuit. À partir de 1937, elle s’engage auprès d’autres musiciens de gauche au sein de la Fédération musicale populaire, qui a pour ambition de rendre la musique accessible aux classes populaires. De plus en plus politisée, la compositrice adhère au Parti communiste français en 1938, en réaction aux accords de Munich. 

Après la déclaration de guerre en 1939, Elsa Barraine déménage à Rennes avec la Radio. De retour à Paris en 1940, après la défaite, elle est devenue persona non grata : elle perd son emploi en janvier 1941 et cesse d’être diffusée sur les ondes de la France de Vichy. Secouée par la défaite, elle cesse de composer. Impossible, pour elle, de se consacrer à la musique dans ces circonstances, alors que son pays traverse une telle catastrophe. Selon elle, il est temps pour les musiciens de descendre de leur tour d’ivoire. Elle s’engage alors dans la Résistance. Avec deux autres musiciens communistes, le chef d’orchestre Roger Désormière et le compositeur Louis Durey, elle répond à l’appel du PCF pour un Front national de la résistance, avec la création d’un comité musical de résistants, le Front national des musiciens. Elle y jouera le rôle de cheville ouvrière, en contact direct avec le Parti. Ce comité tâche de coordonner des actions de résistance dans le domaine musical avec, en premier lieu, l’édition d’un journal clandestin dénonçant la propagande culturelle nazie. 

À deux reprises, la résistante échappe de peu à une arrestation. En janvier 1943, d’abord, Elsa Barraine est questionnée au commissariat de police, après la découverte de ses papiers chez un faussaire communiste. Elle parvient à éviter une condamnation, probablement grâce à l’aide d’un policier résistant. En 1944, c’est la Gestapo qui vient l’arrêter à domicile. Heureusement absente, la résistante est prévenue par sa concierge et parvient à prendre la fuite. Elle passe les derniers mois de l’Occupation dans la clandestinité. C’est sous le pseudonyme Catherine Bonnat qu’elle signe sa première œuvre en cinq ans, Avis, un court morceau pour chœur à l’unisson et orchestre mettant en musique un poème de Paul Éluard. Elle dédie cette œuvre sombre et poignante à Georges Dudach, son officier de liaison communiste, exécuté par les Allemands en 1942. 

Au lendemain de la Libération, Elsa Barraine connaît un franc succès. En 1946, sa Deuxième symphonie est jouée au Festival de la Société internationale de musique contemporaine à Londres, où elle remporte l’adhésion du public et de la presse. En France, elle participe à l’épuration et à la reconstruction du secteur musical. Personnalité en vue, elle reçoit de nombreuses commandes pour composer de la musique de film, de scène, des publicités ou pour des pièces radiophoniques. Elle collabore ainsi avec Jean Grémillon, Jean-Paul Le Chanois et Louis Daquin pour le cinéma, ainsi que Charles Dullin, Jean Mercure et Jean-Louis Barrault pour le théâtre. Auprès d’autres musiciens communistes, elle s’engage pour une musique dite « progressiste », accessible au peuple, loin du courant sériel qui a alors le vent en poupe. 

Puis, à la fin de l’année 1949, la compositrice quitte le Parti communiste à la suite d’un désaccord avec ses camarades de lutte. C’est un tournant majeur pour sa carrière : mise au ban par nombre de ses amis et relations professionnelles, elle reçoit moins de commandes. En 1952, elle accepte un emploi au Conservatoire de Paris, en tant que professeure de déchiffrage. En 1969, elle succède à Olivier Messiaen à la classe d’analyse. Ses élèves se souviennent d’une professeure exceptionnelle, ouverte sur la société, aux intérêts éclectiques, et avant tout passionnée par la musique. Dévouée, elle donne des leçons particulières gratuites aux élèves qui en ont besoin ; elle leur offre des partitions ; elle prend sous son aile un élève étranger isolé, Raffi Ourgandjian, qu’elle ira jusqu’à considérer comme son fils. Après presque 22 ans d’enseignement au Conservatoire, elle termine sa carrière en tant qu’inspectrice des théâtres lyriques, poste qu’elle occupe de 1972 à 1975. 

Alors que dans les années 1950, Elsa Barraine compose encore régulièrement pour répondre à des commandes de la Radio, du Conservatoire ainsi que de deux cinéastes, Jacques Demy et Jean Grémillon, dans les années 1960, sa composition se tarit considérablement et se modifie tant sur la forme que le fond. Elle s’intéresse aux spiritualités orientales et compose des œuvres à l’écriture beaucoup plus complexe et éloignée de la tonalité. C’est le cas de sa magistrale Musique rituelle, écrite pour orgue, xylophone et percussions, inspirée du livre des morts tibétains, le Bardo Thödol. 

Dans les vingt dernières années de sa vie, Elsa Barraine n’écrit presque plus de musique. À la retraite à partir de 1975, elle profite de sa nouvelle liberté pour voyager en URSS. Jusqu’à la fin, sa foi marxiste reste inébranlée. À sa mort, en 1999, elle laisse une œuvre de plus 150 opus, riche de deux symphonies et de plusieurs pièces pour orchestre, d’un opéra, de cantates, d’un ballet, de nombreuses pièces pour chœurs et mélodies, ainsi que de musique de chambre. Tombée dans l’oubli pendant plusieurs décennies du fait de ses mésaventures politiques, invisibilisée en tant que femme, elle est depuis quelques années remise en lumière sous l’impulsion des mouvements féministes de redécouverte des compositrices majeures des siècles passés. 

Cécile Quesney et Mariette Thom

Julia Fischer - Photo : Uwe Arens

Titre
12 septembre