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Portrait de Sasha J. Blondeau

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Le goût des (espaces) autres
Publié le mer 11/12/2024 - 10:30
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Sasha Blondeau - Photo : Nikita Teryoshin
Sasha Blondeau - Photo : Nikita Teryoshin
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Cartographier, rendre compte, étaler, recouper. Telles sont les opérations que produit inlassablement Sasha J. Blondeau au cours de son processus créatif.

Dans son univers, tout part souvent d’une lecture. Traversées par un flux de réflexions sociétales et politiques, les lectures de Sasha J. Blondeau (né en 1986) ont cela de commun qu’elles s’unissent autour du genre de l’essai. De Walter Benjamin à Georges Didi-Huberman (dont il a suivi les cours à l’EHESS de Paris), les goûts littéraires de Blondeau sont à voir comme une impulsion, un compagnonnage qui l’accompagne dans l’écriture de sa musique. Comme une collaboration souterraine au long cours.

Des Atlas de Warburg au Concept d’Histoire de Benjamin jusqu’à la Survivance des Lucioles de Didi-Huberman, il s’agit, pour le musicien, d’en retirer la sève, pour mieux la distiller et la réinfuser dans la carte de ses œuvres. Car lorsqu’il s’agit de cartographier, c’est là que Blondeau devient disert. Il tire des lignes, place des points et, surtout, édifie de véritables constructions folles en trois dimensions. Il faut voir ses schémas, qui sont des cartes comme des mondes, et autant de refuges et de sécurités pour un compositeur qui, il le dit lui-même, est un « monomaniaque de la forme ». Rarement Blondeau s’extrait de ces schémas qu’il invente inlassablement. L’important pour lui est de les interpréter et d’en comprendre les contours et les aspérités. C’est tout l’avantage de travailler avec des images et des modélisations. Une image, cela s’interprète, cela s’imagine et se rêve. Ces constructions en 3D, il les tire originellement de son travail de chercheur à l’IRCAM, où il obtient son doctorat en 2017, auprès de Jean-Louis Giavitto. Giavitto est un fondu de topologies algébriques, c’est-à-dire d’espaces mathématiques partageant des éléments communs. Une aubaine pour Blondeau qui, à ses côtés, se passionne pour les résonances qu’entretiennent espace sonore, forme et dramaturgie.

Car la musique de Sasha J. Blondeau est dramaturgique par essence. Ce proche de Philippe Manoury tire de la musique de son aîné un intérêt pour une écriture vive, faite de climats souvent changeants, avec un goût prononcé pour la virtuosité. Pour preuve, on écoutera sa pièce Urphänomen IIb, pour piano et électronique, composée pour le festival Présences 2020. « Urphänomen » signifie « phénomène originel ». Un terme que l’on trouve autant chez les philosophes (Benjamin, Hanna Arendt) que les historiens de l’art (Warburg) ou les poètes (Goethe). Chez Blondeau, les œuvres tirées de cette série sont de véritables réservoirs d’idées, de germinations. Une préparation à l’arborescence. On retrouve, par exemple, une extension de ce Urphänomen IIb dans They, pour soprano, deux pianos, deux percussions et électronique. They est une œuvre en forme de résonance noire et post-apocalyptique, au parfum épais, façon Blade Runner. They est une œuvre pour interroger les frontières. Celles du genre et celles des espaces autres.

Les espaces autres (« hétérotopies ») de Michel Foucault sont en effet une des plus grandes révélations de Sasha J. Blondeau. Pour un fou de formes et d’espaces, comment ne pas être fasciné par des espaces de la vie ordinaire, se situant dans une autre temporalité ? Des lieux en creux, où la vie s’installe dans une dimension bien à elle. On est un peu ailleurs dans une gare, un aéroport, un hôpital, un cimetière, un asile. Ces espaces autres captivent Blondeau, qui réinvestit cette idée dans de nombreuses œuvres. On pense, en premier lieu, à son Contre-Espace, une pièce écrite en 2021 à destination de l’Ensemble intercontemporain.

Et quel meilleur outil pour accéder à des espaces autres que l’électronique ? Le compositeur est un pratiquant assidu de la musique assistée par ordinateur, notamment du programme phare de l’Ircam, Antescofo. Développé par son directeur de thèse Jean-Louis Giavitto, Antescofo est devenu la passion de nombreux créateurs actuels, car c’est un programme informatique… très humain. Antescofo, c’est une manière de créer des parties électroniques qui suivent en temps réel ce que joue l’instrumentiste. Une manière de suivre à deux un même fil et de respirer ensemble, humain et machine. Blondeau utilise Antescofo partout, tout le temps. À tel point que ce langage informatique est même devenu sa manière de composer uniquement pour électronique seul. Cependant, comme dans tout compagnonnage, il ne faut pas s’endormir et se laisser bercer : la nécessité d’un regard critique sur la technologie est obligatoire pour avancer, se remettre en question et penser la création – comme une revendication.

Car l’univers de Sasha J. Blondeau est furieusement politique, emprunt des réalités de notre monde actuel. À la fin de son doctorat, il compose Namenlosen pour quatre solistes, grand ensemble et électronique, une œuvre dédiée à Georges Didi-Huberman, inspirée par le « concept d’Histoire » de Walter Benjamin, dans lequel le philosophe allemand s’interroge sur « les sans-noms », les « impleurables ». Ceux dont on ne dit pas l’histoire, ceux dont la société et les livres taisent le nom. Un concept qui entre en résonance avec l’une des dernières pages du compositeur, Cortèges. Une œuvre où l’Orchestre de Paris en grande formation, l’électronique de l’Ircam et le texte original d’Hélène Giannecchini dit par un François Chaignaud incandescent en danseur-chanteur-acteur interagissaient dans une réflexion autour des foules, des cortèges syndicaux, des cortèges funéraires, en passant par les défenseurs des droits des personnes LGBTQIA+. Il avait fallu, au préalable, consulter des archives rares, comme celles de la GLBT Historical Society de San Francisco, lors de la résidence des artistes en question à la Villa Albertine, aux États-Unis. Pour représenter l’archipel des « sans-noms » et en cartographier les « espaces autres », il fallait les métamorphoser en matière vivante et poétique.

Thomas Vergracht

Olga Neuwirth - Photo : Christophe Abramowitz

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Festival Présences 2025