Les chats ont neuf vies. À l'instar des félins Michaël Levinas passe allègrement du piano à la composition. Lui aussi a des vies multiples.
Ce qui fait la force du travail de Michaël Levinas, c’est sa multiplicité. Comme l’élan d’une germination commune, pour lui, le piano est le geste originel. Biberonné au Troisième Concerto pour piano de Beethoven par sa mère, elle-même pianiste amatrice, Levinas créé et improvise très tôt. Dès qu’il met les mains sur le clavier, à l’âge de quatre ans. Plusieurs chocs se succèdent alors dans l’enfance du musicien. Que ce soit la violence des cuivres de l’Ouverture Léonore III du grand Ludwig, qui le happe et le saisit à bras le corps, ou le piano d’un concerto de Mozart joué par Pierre Barbizet. Ce moment mozartien, Levinas s’en souvient bien. Il perçoit encore le piano « pleurer ». Enfant, Michaël Levinas ressent le son comme un frémissement, comme un essoufflement. Car c’est dans la fragilité que s’échappe l’imaginaire, pour lui, le survivant. La famille Levinas a en effet été décimée pendant les heures sombres de la Shoah par balles, près de Kaunas en Lituanie. Une expérience qui marqua tant la pensée du père du compositeur, le philosophe Emmanuel Levinas, qu’elle impactera durablement la musique de son fils Michaël. Le sommet de ce lourd héritage se situant sans doute dans la poignante Passion selon Saint-Marc – Une Passion après Auschwitz, où le musicien pose un regard réflexif sur sa condition, mettant en musique certains moments qui inscrivent l’œuvre dans une temporalité éternelle.
La musique de Michaël Levinas est une musique d’héritages pluriels. Classiques et romantiques, on l’a dit, et qui ose le vocal comme l’organique. Pour Levinas, un texte chante, en premier lieu. C’est ainsi que l’opéra devient son genre de prédilection. Entre La Conférence des Oiseaux (sur un livret de Jean-Claude Carrière pour la voix du comédien Michael Lonsdale), d’après un conte persan, ou Les Nègres inspiré de Jean Genet, jusqu’à la plus récente Métamorphose tirée de Kafka, l’opéra et le drame sont le creuset de la musique du compositeur, qui n’hésite pas à créer de longs climats envoûtants, qui « sonnent » de façon unique et vibrante. Cette puissance et cette jouissance du son, Levinas les tire sans conteste de la musique d’Hector Berlioz, dont il aime l’éclatement de l’espace sonore et la profonde modernité de la pensée musicale.
Pour créer ce style si particulier, Levinas a parfois recours à l’électronique, mais c’est surtout l’art de l’orchestration qui lui permet de créer ces climats vibrionnant qui sont sa marque de fabrique. Pensons, par exemple, au Concerto pour un piano espace n°2, l’un de ses « tubes ». Pour cette pièce, l’impulsion était de recréer l’écoute très personnelle du compositeur-pianiste ; plus précisément, l’écoute particulière que Levinas éprouve durant son séjour à la Villa Médicis, où il a pu visiter les célèbres jardins de la Villa d’Este. À l’instar de son aïeul Franz Liszt, Levinas est fasciné par l’acoustique réverbérante des fontaines et des grottes de l’endroit. Ainsi, par un savant jeu de résonances entre le piano, l’ensemble instrumental et une électronique qui fait la part belle aux cloches, au souffle et aux quarts de tons, le compositeur imagine un paysage sonore à la fois immense… et intérieur.
Si l’on devait résumer en un geste musical la musique de Levinas, ce serait cela : la vibration et la résonance. D’où vient donc ce style particulier ? Quels en sont sa parenté proche, ses compagnonnages, ses frères d’armes ? Déjà la musique de Claude Debussy, étudiée notamment au Conservatoire de Paris, à l’époque rue de Madrid, dans la mythique classe d’analyse d’Olivier Messiaen, dont Levinas reprendra les rênes bien des années plus tard. Dans cette classe, il croise aussi certaines personnalités fortes : Tristan Murail, Gérard Grisey. Avec leur collègue Roger Tessier, tout ce petit monde fonde un ensemble, une aventure. L’Itinéraire. Et un courant ! Le spectralisme. On associe souvent Levinas aux spectraux, mais c’est oublier qu’il s’éloigne relativement rapidement du groupe, pour trouver, ailleurs, un chemin plus libre. Une conférence à Darmstadt, en 1982, peut être l’origine de cette séparation, un moment où Levinas martèle que la notion « d’instrumental » ne pouvait alors se réduire à la texture sonore. Les voiles sont alors déployées en direction d’une musique encore plus instinctive, dramaturgique, mettant au premier plan l’opéra et la mélodie, comme on l’a évoqué plus haut.
Tel un mobile de Calder dont on observe à chaque rotation une nouvelle face inattendue, la musique de Levinas s’apprécie pleinement en percevant les différentes facettes de son univers qui se nourrissent l’une l’autre. On aime entendre le lyrisme instrumental du Levinas compositeur dans ses Études pour piano, que l’on comprend mieux en entendant le Levinas pianiste jouer les Préludes de Debussy. On saisit encore mieux son univers en l’écoutant analyser les grandes partitions qui l’inspirent, de Beethoven à Fauré, jouer les œuvres au piano bien sûr, avec la joie et l’émerveillement de l’enfant improvisateur qu’il était. Comme un « soleil mouillé » à la Baudelaire, ou le souvenir d’un labyrinthe kafkaïen.
Thomas Vergracht