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Piano, retiens la nuit
Qu’ont donc en commun John Field, Claude Debussy, Franz Liszt et Wanda Landowska ? S’être adressé au piano en se tournant vers les astres.
Il y a un étrange phénomène dont on parle peu : il y a indéniablement une musique de jour et une musique de nuit. Et cela, nous pouvons le déplier à l’infini : musique de pompes et circonstances de jour ? Musique de concert le soir ? Musique de danse traditionnelle le jour ? Musique de saxophone chuchotant à l’oreille d’une contrebasse la nuit ? Musique festive le jour ? Musique tendre la nuit ? En réalité, toutes les configurations sont possibles selon les humeurs. C’est peut-être Aldous Huxley qui résume le mieux cette ambivalence : « Après le silence, ce qui exprime le mieux l’inexprimable, c’est la musique », écrit-il dans Musique nocturne en 1931. Pourtant, il y a un absolu qui dépasse cette histoire d’humeur, et qui indique de façon certaine l’heure de diffusion, c’est le nocturne.
Une rapide recherche confirme ce qu’on sait plus ou moins déjà : le nocturne naît sous la plume de John Field (1782-1837), en 1814. Si la date est précise, c’est parce que le cahier des charges, repris ensuite par Chopin ou Fauré, est précis lui aussi : une forme à retour (qui termine la pièce en réitérant le début), une mélodie intéressante, chantante et souple, sans brusques aspérités, comme pour nous maintenir dans une idoine torpeur. Tout cela permet de recevoir le tampon « nocturne. Mais, évidemment, il existe de la musique nocturne depuis la nuit (héhé !) des temps. Sans toutefois remonter à la flûte en os jouée dans une grotte pour éloigner les prédateurs noctambules, des exemples célèbres se cachent, ça et là, dans l’histoire de la musique. Prenons les Variations Goldberg de Bach. Johann Nikolaus Forkel, un des premiers biographes de Bach, écrit en 1802 : « Le Comte (Keyserling) était souvent souffrant et connaissait des nuits d’insomnie. Dans ces moments-là, le jeune Goldberg, qui vivait chez lui, devait passer la nuit dans une chambre attenante, à lui jouer quelque chose quand il ne pouvait pas dormir. Le Comte dit un jour à Bach qu’il aimerait avoir des pièces de clavier pour son petit Goldberg, qui fussent d’un caractère si doux et quelque peu entraînant, qu’elles pussent un peu le réconforter dans ses nuits d’insomnie. Bach pensa que ce souhait serait le mieux satisfait par des variations, qu’il avait jusqu’alors considérées comme une tâche ingrate, en raison de la constante uniformité de l’harmonie fondamentale. Mais toutes ses œuvres étaient alors des modèles d’art, et ces variations devinrent de même sous sa plume. » Bon. L’anecdote est alléchante mais, en plus de faire de la musique de Bach un soporifique, constitue un parfait exemple de ce que le XIXe siècle faisait de mieux : raconter des histoires plus sensationnelles que vraies, qui parviennent à confirmer facilement, mais au chausse-pied, n’importe quelle théorie.
En revanche, d’autres pièces, voire d'autres courants, peuvent prétendre à l’appellation « nocturne » d’origine contrôlée : il n’y a qu’à écouter les épanchements du clavicorde de Carl Philipp Emanuel Bach, notamment dans sa Fantaisie en ut mineur de 1754 ; du silence entrecoupé de notes, peu de résonance, des envolées enflammées mais contenues par les paramètres de puissance de l’instrument. L’Empfindsamkeit, cet art du milieu du XVIIIe siècle, cette façon de s’épancher musicalement, a produit quelques pages décidément très nocturnes car très personnelles, très hésitantes, très profondes de réflexion – le clavicorde porte conseil, oserons-nous dire. Allons plus loin : c’est peut-être l’évolution des instruments à clavier et des habitudes d’écoutes qui permettent le développement d’une musique plus intime. Qui dit petit clavier peu sonore, dit petit salon avec un auditorat plus restreint et silencieux. Et qui dit public silencieux, dit musique qui se permet d’épouser le silence et la nuit.
C’est, donc, avec en tête une histoire de la musique plus large que l’appellation « nocturne » de John Field que les compositeurs de la soirée « Pianomania » du 5 octobre se sont essayés à la musique de nuit. Ainsi, Jodyline Gallavardin, Jean-François Heisser, Célia Oneto Bensaid, Gabriel Stern et Tanguy de Williencourt feront entendre des nocturnes de John Field, Frédéric Chopin, Gabriel Fauré et Sergueï Liapounov (qui, en 1893, a composé cette synthèse très touchante de la musique de Balakirev), de Liszt et surtout de Chopin qu’est son Nocturne op. 27 n°2 en ré bémol majeur. Avec peut-être, ici et là, une lucidité harmonique annonciatrice de ce que fera Rachmaninov.
Gaspard de la Nuit de Maurice Ravel (joué le 15 octobre par Beatrice Rana) nous propose une autre nuit. Exeunt la somnolence béate et la tranquillité moite d’une nuit rassurante en majeur et en arpèges à la main gauche. Les mots d’Aloysius Bertrand, parfaitement soutenus par la musique de Maurice Ravel, décrivent une nuit gothique, pleine de démons, d’alchimistes et de gibets : cette nuit-là n’est pas faite pour dormir et rêver, mais pour dormir et cauchemarder, pour dissimuler dans l’ombre quelques peurs ancestrales qui nous fascinent.
Christophe Dilys