Lieu de culte autant que trésor architectural, Notre-Dame de Paris s’offre aussi depuis des siècles comme creuset d’une exceptionnelle activité musicale. Du chant grégorien à la création, ses voûtes gothiques résonnent d’une créativité continue, au point de passer parfois de l’autre côté du miroir : Notre-Dame est aussi une star de la scène. Les forces de Radio France fêtent en décembre sa réouverture.
Tout commence par une heureuse conjonction, placée sous les auspices de la spiritualité. Sous le règne de Louis VII et l’impulsion de l’évêque de Paris Maurice de Sully, la construction de la cathédrale Notre-Dame s’amorce en 1163. Elle durera près de deux siècles. Dans le même temps se développe ce que l’on appellera plus tard l’École de Notre-Dame : une lignée de chanoines-musiciens traçant un chemin exploratoire, partant du plain-chant pour aller vers la composition polyphonique et métamorphosant l’idée même de répertoire. Mort vers 1177, Maître Albert de Paris est ainsi crédité du premier conduit à trois voix, Congaudeant Catholici. Deux grands noms lui succèdent. Le premier, Léonin (v. 1150-v. 1210), compose quantité d’organums à deux voix. Ses pièces sont réunies dans le Magnus Liber Organi, comme celles du second, Pérotin le Grand (v. 1160-v. 1230), qui déploie son écriture polyphonique jusqu’à quatre voix. Avec lui, le déchant ou mouvement contraire se substitue au parallélisme des lignes, jusque-là privilégié. Quant à Philippe le Chancelier (1165-1236), également théologien et poète, ses motets nourrissent à leur tour cette esthétique en pleine mutation, en ajoutant aux parties vocalisées des paroles secondaires.
En lien avec la liturgie, la musique à Notre-Dame accompagnera pendant plusieurs siècles les cérémonies ou actions de grâces royales. L’hymne la plus souvent entonnée dans ces circonstances est le Te Deum, soit dans sa forme monodique originelle, soit dans une version recomposée au goût du jour. Charles VII reprend Paris aux Anglais ? Te Deum dix ans plus tard (1447). Henri IV rentre triomphant dans la capitale ? Te Deum (1594). Louis XIV présente son épouse Marie-Thérèse aux Parisiens ? Te Deum (1660). La tradition se poursuivra jusqu’au XXe siècle : un Te Deum de la victoire célèbre la fin de la première guerre mondiale le 17 novembre 1918 ; un autre lui répond le 9 mai 1945… doublé d’une Marseillaise aux grandes orgues.
Car le pays s’est sécularisé. En 1787, Jean-François Lesueur (1760-1837), premier maître de musique de la cathédrale à ne pas avoir reçu les ordres, doit quitter son poste, accusé de trop de faste musical – ses œuvres faisant la part belle à l’orchestre attirent un public pas forcément venu pour la prière… Sous la Révolution, la cathédrale est décrétée Temple de la Raison. Elle reviendra au culte catholique en 1802 et verra, sur ses bancs, la conversion de Paul Claudel, soudain frappé par un Magnificat en 1886. Au siècle suivant, l’Église est séparée de l’État. Musique sacrée et musique profane dialoguent désormais volontiers, tant au concert que dans les lieux de culte. Un événement symbolise la portée nouvelle d’un répertoire et d’un monument : le 19 décembre 1990, le concert de chants sacrés donné à Notre-Dame par Jessye Norman est retransmis sur écran géant sur le parvis de la cathédrale. Sacrée un an plus tôt Marianne lyrique par la grâce d’une Marseillaise délivrée en bleu, blanc et rouge sur la place de la Concorde lors du bicentenaire de la Révolution, la soprano américaine dispense à une foule de mélomanes la spiritualité œcuménique d’une musique qui devient universelle en débordant les murs de l’auguste édifice.
Un lieu de transmission
Auprès d’elle se trouvait notamment la Maîtrise de Radio France. Ce chœur de jeunes voix se fait alors l’écho de la longue tradition pédagogique abritée par la cathédrale depuis sa fondation. Et même avant : l’école épiscopale de Paris entretenait une maîtrise d’enfants depuis le… IVe siècle. Sa direction reviendra plus tard aux musiciens-chanoines déjà évoqués : Albert, Léonin, Pérotin, puis leurs successeurs. La réputation de cet ensemble vocal croît avec les décennies ; ces petits chanteurs de Notre-Dame restent un fleuron de l’histoire chorale française – laquelle se tient souvent, sur ce plan, dans l’ombre de ses modèles anglo-saxons.
La Maîtrise Notre-Dame de Paris en est aujourd’hui l’héritière, et recoupe plusieurs ensembles : la Pré-Maîtrise s’adresse aux plus jeunes, le Chœur d’enfants aux collégiens, le Jeune Ensemble aux lycéens, le Chœur d’adultes constituant une ultime étape de spécialisation. D’une école médiévale pour jeunes garçons où chant, prière et liturgie ne faisaient qu’un, la Maîtrise est devenue une structure d’enseignement mixte, ouverte au répertoire profane et destinée au concert autant qu’aux offices. Ceux-ci sont au nombre de 1000 dans l’année, et l’occasion de faire résonner les plus grands maîtres sous les voûtes de Notre-Dame… ou sous celles de l’église Saint-Germain l’Auxerrois, depuis l’incendie qui ravagea la cathédrale en 2019. Le répertoire de la Maîtrise couvre cinq siècles de musique. Pour la seule saison 2023-2024, elle a notamment chanté Tallis, Palestrina, Lassus, Byrd, Monteverdi, Schütz, Campra, Bach, Domenico Scarlatti, Mozart, Mendelssohn, Liszt, Fauré, Chaminade, Caplet, Andriessen, Langlais, Jehan Alain, etc. Et c’est sans compter la création contemporaine, avec par exemple les œuvres d’Yves Castagnet, actuel titulaire de l’orgue de chœur de la cathédrale, ou celles de Michael Hurd, Bob Chilcott ou Philip Lawson.
La voix de Notre-Dame
Reste que, plus encore peut-être que l’entrelacs sonore de ses gosiers chantants, la véritable voix de Notre-Dame, son émanation « corporelle », c’est son grand orgue. Ce monument dans le monument a lui aussi a évolué au cours du temps. Après un premier orgue suspendu apparu au XIVe siècle, le grand orgue s’installe à sa place définitive en 1400 – il n’a alors qu’un clavier. Plusieurs fois remanié, il atteint cinq claviers en 1733. C’est par lui que la musique profane entre dans Notre-Dame : au XVIIIe siècle, les concertos pour orgue de Claude Balbastre (1724-1799), créés au Palais des Tuileries par le Concert Spirituel, sont repris dans la cathédrale avec un tel succès que l’archevêché finit par interdire ces concerts par trop perturbants. Le même Balbastre parviendra à protéger l’orgue des fureurs révolutionnaires, se ralliant au mouvement avec ses variations sur La Marseillaise ou sur Ça ira…
Lorsque Viollet-le-Duc lance au siècle suivant son grand plan de restauration de l’édifice, le devis d’Aristide Cavaillé-Coll pour la réfection de l’instrument est d’abord jugé excessif. Une pétition, signée notamment par Berlioz et Rossini, obtiendra l’engagement du facteur. Son grand orgue symphonique de 86 jeux est inauguré d’abord à Noël 1867 dans le cadre de l’Exposition universelle, puis officiellement le 6 mars 1868, par le gratin des organistes regroupé autour du titulaire Eugène Sergent : César Franck, Camille Saint-Saëns, Charles-Marie Widor et Alexandre Guilmant. Nommé titulaire en 1900, Louis Vierne (1870-1937) jouera un rôle crucial dans renommée de l’instrument : avec pour assistant Maurice Duruflé, il invite en tribune Fauré, Rimski-Korsakov ou Saint-Saëns. À son tour, Pierre Cochereau (1924-1984) initiera en 1968 les Concerts du dimanche après-midi, offrant ses claviers à des organistes du monde entier pour des sessions publiques enregistrées incluant la musique d’Arvo Pärt ou celle de Xenakis. Aujourd’hui riche de 8000 tuyaux – dont certains datent du XVe siècle – et 115 jeux réels, le grand orgue de Notre-Dame de Paris est le deuxième plus grand orgue de France après celui de l’église Saint-Eustache.
Une cathédrale de fiction
Seules rivales du gigantesque instrument dans notre imaginaire sonore : les cloches. Surtout lorsqu’elles sont actionnées par Quasimodo dans Notre-Dame de Paris. Dès sa parution en 1831, le roman de Victor Hugo tourne tous les regards vers la cathédrale. Outre qu’il lui consacre un plein chapitre historique, il en fait le cœur géographique de son intrigue, où se croisent les destins du bossu sonneur de cloches, amoureux de la danseuse bohémienne Esméralda, elle-même sous le charme du capitaine de la garde, Phœbus, et coupablement désirée par l’archidiacre Claude Frollo. Accusée de sorcellerie, Esméralda sera pendue sur le parvis de la cathédrale, sous les yeux de Frollo, qui l’a livrée, et du bossu, qui précipite l’archidiacre du haut de la tour.
Sollicité en vain par Rossini et Meyerbeer, Hugo accepte d’adapter son roman pour Louise Bertin. Il signe le livret de La Esmeralda, créée à l’Opéra de Paris en 1836 par la fine fleur du chant français : Cornélie Falcon (Esméralda), Adolphe Nourrit (Phoebus), Nicolas Prosper Levasseur (Frollo, que la censure a rendu laïc) et Eugène Massol (Quasimodo). Même Berlioz loue les « beautés incontestables » de la partition. Suivront une trentaine d’adaptations scéniques. Dargomijski fait traduire en russe le livret de Hugo, pour une Esmeralda (1847) frappée par la censure tsariste : Frollo n’est pas plus prêtre que chez Bertin… et la cathédrale a disparu ! Elle reviendra bien sûr chez Franz Schmidt (Notre Dame, 1914), Ziegmars Liepiņš (Parīzes Dievmātes katedrāle, 1997) ou Rainer Böhm (Quasimodos Hochzeit, 1998), sans compter l’Esméralda de Massenet (1865), amorcée à la Villa Médicis et laissée inachevée. En 1880, Chausson s’arrête lui aussi après un monologue d’Esméralda.
La danseuse bohémienne inspire aussi l’art chorégraphique : en 1965, le ballet de Roland Petit Notre-Dame de Paris est créé à l’Opéra de Paris, sur une musique de Maurice Jarre. Autour de Claire Motte (Esméralda) gravitent le chorégraphe (Quasimodo), Cyril Atanassoff (Frollo) et Jean-Pierre Bonnefous (Phœbus). La popularité du ballet est portée par celle de ses auteurs : Petit est connu du public pour Le Jeune Homme et la Mort (1946) et Carmen (1949), qui a popularisé l’inclassable Zizi Jeanmaire ; et Maurice Jarre vient de signer au cinéma les musiques inoubliables de Lawrence d’Arabie et du Jour le plus long (1962), sans parler du Docteur Jivago qui sort en 1965.
Deux étapes encore, et la cathédrale de Paris passe du monde de l’Opéra à celui du théâtre musical « grand public ». D’abord, Robert Hossein monte au Palais des Sports une de ces productions pharaoniques dont il a le secret : Notre-Dame de Paris (1978-1979) attire un demi-million de spectateurs, avec sa bande musicale variée (chants sacrés, pages symphoniques, « Dies iræ » du Requiem de Verdi, etc.) et sa cathédrale dominant la scène. Vingt ans plus tard, le Palais des Congrès accueille une comédie musicale de Luc Plamondon (paroles) et Richard Cocciante (musique) : cette Notre-Dame de Paris va conquérir la planète, du West End londonien à Las Vegas, de Pékin aux Arènes de Vérone, imposant notamment la chanson « Le Temps des cathédrales » où Gringoire, le poète jongleur, fusionne l’an 1482 et l’an 2000. Les studios Disney répliqueront avec Le Bossu de Notre-Dame (1999), comédie musicale d’après leur film d’animation de 1996 et sur la musique d’Alan Menken. Bien éloigné des petits chanteurs de Pérotin mais aussi jeune qu’eux, un nouveau public se tourne désormais en chanson vers la Dame de pierre et de verre…
Chantal Cazaux