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Nature immense, impénétrable et fière
Cette saison, l’Orchestre Philharmonique de Radio France décline, à travers quelques concerts, le thème « nature et vivant ». Histoire de faire résonner les chefs-d’œuvre de Beethoven, Debussy ou Smetana avec des enjeux écologiques bien contemporains.
Mercredi 17 juillet 1717 : de grandes barges remontent la Tamise de Whitehall à Chelsea. Héritier de la maison de Hanovre, le roi Georges espère emporter l’adhésion du peuple anglais en offrant un magnifique spectacle à ses courtisans et aux spectateurs réunis en nombre sur de petites barques et sur les rives. Pour agrémenter le périple, Haendel et une cinquantaine d’instrumentistes se sont installés sur une embarcation pour jouer la Water music, musique sur l’eau plutôt que de l’eau, car les suites de danses, prévues pour le plein air, ne semblent guère inspirées par l’environnement fluvial. Le cadre bucolique n’en gagne pas moins la musique : deux hornpipes prêtent au divertissement un caractère délicieusement populaire.
L’imaginaire aquatique occupe une grande place dans le répertoire musical, peut-être parce que l’eau et les sons se meuvent pareillement en forme d’onde. Si la Watermusic de Haendel (11 janvier) ne saurait éclabousser l’auditeur comme les Jeux d’eau de Ravel, d’autres partitions rivalisent de fluidité avec les rivières, grondent comme les torrents, éparpillent leurs notes comme autant de fines gouttelettes. Ainsi La Moldau de Smetana (3 octobre), dont les deux flûtes se relaient puis se mêlent tels les ruisseaux originels. Sur un discret accompagnement de harpe et de cordes pizzicato, le flot grossit, accueille les clarinettes puis le restant de l’orchestre afin de courir à travers champs, serpenter entre les collines et atteindre la capitale. Ainsi encore L’Ondin de Dvořák, racontant comment un esprit des eaux a entraîné une jeune villageoise au fond du lac puis a assassiné son enfant pour se venger de son départ. De l’eau, la musique peut prendre tous les aspects, étale comme une mer paisible, agitée quand le vent souffle, déchaînée sous la tempête. L’ouverture descriptive des Hébrides de Mendelssohn est telle une carte postale ramenée d’un voyage en Écosse sur l’île volcanique de Staffa ; lorsque la mer se cogne contre les falaises de basalte, quand elle s’engouffre dans la « caverne musicale » de Fingal, ce sont de puissantes impressions plutôt que de simples métaphores qui ressortent de la confrontation de l’homme à la nature sauvage.
Le sentiment de la nature
« Quel plaisir alors de pouvoir errer dans les bois, les forêts, parmi les arbres, les herbes, les rochers », écrit Beethoven. À l’en croire, personne n’aimerait la campagne mieux que lui. Sa Symphonie « Pastorale » (24 janvier) rappelle que le musicien n’a pas plus à dire les choses que le poète les copier. Son domaine est celui de l’émotion ; plutôt que des oiseaux, des danses de paysans ou des grondements d’orage, ce sont là des « souvenirs de la vie rustique », un « éveil d’impressions agréables » et des « sentiments joyeux et reconnaissants ». Il en est de même dans la Symphonie fantastique de Berlioz (12 juin), qui a emprunté ses cinq mouvements et ses sous-titres à son aînée beethovénienne. Au natif de la Côte-Saint-André, la nature garantit consolation et repos. Il a tout juste douze ans quand, amoureux transi, il se cache « dans les champs de maïs, dans les réduits secrets du verger de [son] grand-père, comme un oiseau blessé, muet et souffrant ». À peine plus âgé, il réagit à l’incompréhension paternelle en errant dans les champs et les bois, plus tard trouve le sommeil sur des gerbes ou dans une prairie. Le programme de la « Scène aux champs » est explicite : « ce duo pastoral [de cors anglais], le lieu de la scène, le léger bruissement des arbres doucement agités par le vent, quelques motifs d’espérance qu’il a conçus depuis peu, tout concourt à rendre à son cœur un calme inaccoutumé et à donner à ses idées une couleur plus riante. »
Tandis que le musicien du XVIIIe siècle invente toutes sortes de figures pour représenter les paysages et la vie animale, le musicien romantique s’imprègne de son environnement, se promène de longues heures pour le vivre toujours plus intensément de l’intérieur. De tous les compositeurs, lequel a le plus marché afin d’entrer en communion avec la nature ? Tchaïkovski peut-être, dont la Première Symphonie (13 février) a fait écrire à Hoffmann qu’il y avait en elle, selon le sous-titre, « beaucoup de rêve », « peu d’hiver de la nature » mais « un hiver de l’âme ». Tchaïkovski en a composé une partie à l’occasion d’un séjour estival sur les îles Valaam du Lac Lagoda ; poursuivant l’expérience mendelssohnienne, il y traduit surtout son aspiration à une vie sereine, ponctuée d’excursions quotidiennes, de jardinage, d’observation des fourmis et de cueillettes. Richard Strauss, lui aussi, appréciait la randonnée ; les chants d’oiseaux, le tintement des cloches de vaches et le bêlement des moutons emplissent sa Symphonie alpestre, rejoints par les échos de chasse et les bruits du vent. Le récit de la nature devient le récit de l’existence, celui d’une journée comme celui d’une vie tout entière, une ascension dont le sommet finit par se confondre avec la mort.
Du fil ou de la fin du temps
« Chez Haydn le premier, apparaît le sentiment de la nature », affirme Camille Bellaigue dans un article sur « La Nature dans la musique », publié en 1888 dans la Revue des Deux Mondes. Le compositeur a non seulement voulu représenter le monde dans ses oratorios de La Création et des Saisons, mais il en a surtout appréhendé la dimension temporelle dans trois symphonies de jeunesse évoquant le matin, le midi et le soir (24 mai). Comme le peintre, le musicien peut en effet éclairer ou assombrir son sujet, tel un impressionniste changer les couleurs pour saisir la magie de l’instant, en fonction de l’heure ou de la saison, des aléas météorologiques ou de l’intervention pernicieuse des hommes. Ayant envisagé une carrière de marin dans sa jeunesse, Debussy a retrouvé, avec La Mer, sa « vieille amie », cette chose « qui vous remet le mieux en place ». Il en a capté les fines nuances « de l’aube à midi », les « jeux de vagues » et le dialogue avec le vent. Complétées à Dieppe et à Jersey, où la Manche a vêtu ses plus belles robes, ses « esquisses symphoniques » ont pourtant été commencées bien loin des côtes, comme des paysages d’atelier qui valent mieux « qu’une réalité dont le charme pèse trop lourd sur votre pensée. » Le critique Pierre Lalo n’y a pas senti la mer ; comment a-t-il pu ne pas être porté par la houle ? (30 avril)
Aujourd’hui, Tatiana Probst interroge le temps qui passe. Ayant le goût des mots, elle s’appuie sur un poème ou un titre, tantôt suggéré par la seule musique, tantôt lu ou chanté. Après The Matter of Time, Ainsi un nouveau jour et Les Ans volés, vers quel paysage et quelle nouvelle lumière nous entraînera Du Gouffre de l’aurore (13 septembre), sa nouvelle pièce composée pour la Maîtrise de Radio France ? Le vocabulaire de la nature est d’une folle richesse. Pour Clara Iannotta, les vers de la poétesse Dorothy Molloy deviennent un miroir, une réflexion sur ses propres souffrances et ce curieux sentiment « d’être perdu dans son corps, de ne plus s’appartenir soi-même », tel un étrange « oiseau battant des ailes, qui ne navigue plus au gré d’une étoile. » La nature renvoie l’homme à sa vulnérabilité, à tout ce qui le dépasse, ce qui était avant lui et sera encore après lui. Les feux de la Saint-Jean de Cécile Chaminade renvoient aux solstices d’été ancestraux, aux premiers cultes rendus au soleil pour s’assurer de bonnes récoltes (12 juin). Faisant danser les Ballets russes de Diaghilev sur des « Tableaux de la Russie païenne », Stravinsky célèbre le Sacre du printemps (24 janvier), l’adoration puis l’union de l’homme et de la Terre couverte de fleurs et d’herbe. Et lorsque Kryštof Maratka visite les Sanctuaires (12 décembre), c’est pour remonter aux sources de l’humanité, aux traces abandonnées sur les parois des cavernes. Immuable, la nature pourrait paraître rassurante ; exploitée jusqu’à l’usure, elle reçoit de Tan Dun un émouvant Requiem (3 juillet).
Habitué à faire sonner le papier, l’eau ou les pierres, le compositeur de « musique organique » convoque tous les éléments pour un rite funèbre à la croisée de l’orient et de l’occident. Les « Larmes de la nature » déjà se répandent. L’engagement écologique est urgent, réclame l’adhésion des nouvelles générations. Camille Pépin n'était pas encore née quand se tenait, en 1979 à Genève, la première conférence mondiale sur le climat. Elle aussi a vu couler les « Larmes de la Terre », mais c’étaient alors de terribles pluies acides. Dénonçant la fonte des grands glaciers, elle refuse de se résigner, hésite dans Inlandsis (18 juin) entre « la peur d’une fin inéluctable et l’espoir d’un nouvel horizon », souhaitant que d’autres ressentent « cette grande émotion devant la beauté et la force de la nature » pour avoir à leur tour « la volonté de la préserver ».
François-Gildas Tual
Il suffit d’écouter le poème symphonique de Smetana pour s’en convaincre : la Moldau n’a rien d’une rivière tranquille. Soumise à des pluies abondantes et à la fonte soudaine des neiges de la Šumava, elle peut à chaque instant déborder et emporter avec elle ses ponts de pierre. Comme le pont de Judith au Moyen âge, le pont Charles n’a pas pu résister à ses flots en 1890. En bâtissant neuf grands ouvrages hydrauliques, l’homme a cru pouvoir en dompter l’énergie. Sortie de son lit, elle a provoqué 17 décès et l’évacuation de plus de 200 000 personnes en 2002. Neuf ans plus tard, nouvelle échappée ; la bétonisation accélérant l’imperméabilisation des sols, de nouvelles crues sont prévisibles.
29 mai 1909 : deux ans avant la composition de la Symphonie alpestre est inaugurée la ligne de chemin de fer devant transporter les touristes jusqu’à la Mer de glace. Bientôt, des dizaines de milliers de visiteurs piétinent le glacier. Cinquante ans plus tard, la fréquentation est multipliée par dix. Pourtant, le glacier recule depuis longtemps et, chaque année, il est nécessaire d’ajouter des marches aux escaliers afin de permettre aux touristes de descendre sur le glacier. Entre 1905 et 2005, la Mer de Glace a perdu 120 mètres d'épaisseur.
La nature est-elle à ce point mortelle pour inspirer un Requiem ? Avec la fonte des glaciers, la déforestation et la désertification de régions tout entières, la métamorphose des paysages s’accompagne de l’extinction de nombreuses espèces. La chose n’est pas nouvelle, mais nous pourrions presque imaginer, dans la pièce de Clara Iannotta, un étrange dodo battre désespérément des ailes. Probablement disparu au XVIIe siècle, l’oiseau a été peut-être moins la victime de l’homme que des animaux que celui-ci a importés sur les îles. Mais cela ne change rien et tous les êtres vivants ressemblent désormais aux oiseaux perdus sans étoile pour les guider ?