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Napoléon, comme vous ne l’avez jamais vu (ni entendu)

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Napoléon comme vous ne l’avez jamais vu (ni entendu)

Publié le ven 24/05/2024 - 15:15
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Napoléon vu par Abel Gance © La Cinémathèque française
Napoléon vu par Abel Gance © La Cinémathèque française
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Rendu à sa splendeur originelle, le colossal Napoléon d’Abel Gance revit sur grand écran, le temps d’un ciné-concert en deux soirées exceptionnelles, portées par l’Orchestre Philharmonique de Radio France, Orchestre National de France et le Chœur de Radio France. 

Démesure ! Pour oser porter à l’écran la geste napoléonienne, il fallait bien Abel Gance (1889-1981). Dans son J’accuse (1919), le cinéaste français avait convoqué 2 000 soldats en permission pour la séquence du « Retour des morts ». La Roue (1923) reconstituait une catastrophe ferroviaire avant d’entraîner l’équipe technique au sommet du mont Blanc. Quatre ans plus tard, Gance repousse encore les limites.  

Napoléon d’Abel Gance est conçu comme un film à grand spectacle, aux moyens pharaoniques : 400 000 m de pellicule tournés, des milliers de figurants, trois caméras pour nourrir des séquences à triple écran, dites « triptyques » – lesquelles prophétisent le Cinémascope ou le split screen. Riche d’une centaine de personnages, la distribution réunit autour d’Albert Dieudonné (Napoléon), Antonin Artaud (Marat), Gina Manès (Joséphine), Damia en allégorie de la Marseillaise… et Gance lui-même dans le rôle de Saint-Just. Le film fait événement dès sa première projection, le 7 avril 1927, à l’Opéra de Paris. Il dure alors 4 h. Un mois plus tard, une version plus longue (9 h 30) est présentée à la presse et aux distributeurs, au Théâtre Apollo. En novembre, la sortie en salles est un triomphe.  

Gance projetait une série de films couvrant la vie de Napoléon jusqu’à sa mort. Le retrait des producteurs, effarés par le coût du premier volet, et l’arrivée du cinéma parlant en décidèrent autrement. Napoléon saisit son protagoniste adolescent, à l’école militaire de Brienne, et l’accompagne jusqu’à son mariage avec Joséphine de Beauharnais et au début de la campagne d’Italie (1796) : c’est l’ascension seule et ses promesses – inconsciente de la chute finale. Le tout sur fond révolutionnaire croqué en tableaux saisissants : le club des Cordeliers, l’assassinat de Marat, la Terreur, la chute de Robespierre. 

Le défi de la restauration 

Or le temps altère ce chef-d’œuvre du patrimoine cinématographique mondial. Dès les années cinquante, plusieurs tentatives de restauration se succèdent, mêlant les versions « Opéra » et « Apollo ». En 2015, la Cinémathèque française lance un nouveau projet référentiel. Sous l’expertise de Georges Mourier, réalisateur et chercheur spécialiste de Gance – on lui doit la restauration de La Roue en 2016 –, les travaux mettent au jour l’existence de deux négatifs originels, aux choix artistiques divergents : la version « Apollo » offre systématiquement des options plus recherchées et plus complexes que la version « Opéra ». Dès lors se fixe la décision de restaurer Napoléon au plus près de cette version : un film d’une durée de 7 h, organisé en un Prologue (Brienne) et deux parties (des Cordeliers à Toulon, puis de la Terreur à la campagne d’Italie), totalisant 25 séquences.  

Pensant « film-opéra », Gance avait choisi le ténor Alexandre Koubitzki pour incarner Danton, qui apparaît chantant La Marseillaise. En avril 1927, le film était par ailleurs accompagné d’une œuvre originale de Honegger de 30 minutes pour orchestre, augmentée d’un assemblage de pièces classiques sélectionnées par le compositeur. Mais ni le compositeur ni le cinéaste ne furent pleinement satisfaits : à l’Apollo, le film fut projeté sans la musique de Honegger. En 2015, il s’est donc agi de commander une nouvelle bande-son, fidèle au principe de départ : se fonder sur le répertoire existant. Compositeur et arrangeur rompu à la musique pour écran, Simon Cloquet-Lafollye a accepté le défi.  

Une fresque musicale 

Le résultat de son travail joint le dantesque à la miniature : transcendant styles et époques, cette mosaïque de 150 fragments, d’une durée de quelques secondes à quelques minutes, couvre deux siècles d’histoire et une quarantaine de compositeurs. Outre un hommage au Honegger de 1927, avec sa page destinée aux « Ombres de la Convention », sa sélection va de Haydn à Penderecki en passant par Mozart, Rossini, Schubert, Liszt, Wagner, Tchaïkovski, Puccini, Mahler, Sibelius ou Rachmaninov. Un fin travail d’arrangement et de réécriture (coupures, transpositions, transitions) assure une parfaite synchronisation avec les plans du film et la fluidité des enchaînements, rendus imperceptibles. 

Soucieux d’éviter l’illustration musicale, Simon Cloquet-Lafollye précise : « J’ai conçu une musique de film au sens moderne : sa dissonance cognitive avec l’image peut en augmenter le sens, telle une véritable “troisième dimension” de l’écran ». Temporalité fondatrice, l’époque napoléonienne convoque les classiques viennois : Beethoven notamment, qui porta sur le consul devenu empereur un regard d’abord admiratif, ensuite critique. La cohérence musicale des séquences s’avère toujours expressive, telle la musique française du temps d’Abel Gance qui sous-tend les scènes à Brienne. Simon Cloquet-Lafollye ajoute : « J’ai choisi le grand symphonisme du XIXe siècle pour le siège de Toulon » (sorte de film dans le film d’1 h 20), « la sombre âpreté du XXe pour la Terreur (avec Chostakovitch ou Penderecki) ». D’autres associations plus figuratives collent à l’action : le classicisme dansant du « Bal des Victimes » ; La Victoire de Wellington de Beethoven lorsque Gance montre à l’écran la partition de Marlborough s’en va-t’en guerre. La sélection convoque par ailleurs La Carmagnole d’Asafiev ou Messidor de Bruneau, et bien sûr La Marseillaise, dans sa version Berlioz. Quant aux multiples raretés, le compositeur explique : « Elles ont pour qualité de sonner “frais” aux oreilles du spectateur, lui donnant le sentiment d’entendre une bande originale » – de fait, qui reconnaîtra Bax ou Alwyn, Scharwenka ou Lyadov, Roger-Ducasse ou Gabriel Dupont ? Unissant chœur et orchestre, l’Ave verum de Mozart offre enfin à ce vaste poème symphonique une conclusion que Simon Cloquet-Lafollye a souhaitée « à l’opposé de toute grandiloquence, plutôt mystique et transcendante ». 

La démesure du résultat est digne de Gance : deux ans de production ont abouti à une partition de 2 500 pages et 16 kg. Sous la supervision musicale du compositeur, l’enregistrement de la bande-son a duré cinq semaines, suivies de treize semaines de montage son et cinquante jours de mixage. Chargé de diriger l’Orchestre national de France, l’Orchestre Philharmonique et le Chœur de Radio France, Fabien Gabel souligne à quel point « le vaste répertoire de ces phalanges et leur flexibilité stylistique ont été des atouts précieux face aux multiples changements de style de ces 7 h de musique ». Contrairement à l’usage au cinéma, l’enregistrement ne s’est pas fait « au clic » (un signal sonore transmis au chef et aux musiciens afin de cadrer leur tempo) : une certaine marge de liberté restait possible à l’intérieur de bornes définies. Deux écrans permettaient aux artistes de suivre le film afin d’aider à l’interprétation et à la synchronisation – y compris labiale, pour La Marseillaise. Fabien Gabel témoigne de la « puissance expressive » de la partition organisée par Simon Cloquet-Lafollye, « jouant souvent sur l’inattendu et stimulant l’imaginaire : accoler par exemple l’abstraction et l’action pure (Webern pour l’assassinat de Marat), accompagner Napoléon à cheval par du Bartók sont de vraies trouvailles d’invention dramatique ». Film muet mais ô combien musical, Napoléon ressuscite. 

Chantal Cazaux 

Napoléon

Titre
4 et 5 juillet