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Mozart s’explique
À l’occasion d’une odyssée musicale sur la vie de Mozart racontée par Laure Grandbesançon, nous avons rêvé d’un entretien imaginaire avec le divin Wolfgang. Sa vie, son œuvre, ses humeurs, comme si vous y étiez.
Voici tout juste quarante ans sortait Amadeus de Miloš Forman, un film au succès planétaire qui allait donner une vision très romanesque de votre vie avec, pour fil rouge, la jalousie maladive, mortifère, d’Antonio Salieri à votre égard.
Ah ! Salieri ! (à ce nom, le visage de Mozart s’empourpre). J’aurais tant d’anecdotes à vous raconter sur lui, sur ses agissements ! Tenez, ce poste de professeur de piano de la princesse de Württemberg qui m’a échappé. Devinez qui est derrière ? L’archiduc Maximilan m’avait proposé, moi, à la princesse ; elle lui avait répondu que s’il ne tenait qu’à elle, elle n’aurait pris personne d’autre ; mais que l’empereur lui avait recommandé Salieri, à cause du chant, et qu’elle le regrettait bien. Joseph II m’a gâté l’affaire : pour lui, seul Salieri compte. Non vraiment, les tours de ce monsieur… À Vienne, on ne peut qu’imputer en partie au malaise qu’il suscita auprès de la cour la difficulté de mon Figaro à s’imposer : j’ai eu contre moi des cabales extraordinairement puissantes, Salieri et toute sa suite se sont efforcés de remuer ciel et terre.
Pour autant, Salieri ou non, vos Noces de Figaro ont finalement triomphé.
À Prague, c’est vrai. Quelle joie d’ailleurs ! Lors de mon arrivée en janvier 1787 pour leur création, j’avais constaté avec un énorme plaisir que tous ces gens s’amusaient fort à sautiller sur la musique de mon Figaro, adapté en contredanses et en allemandes ; on ne parlait que de mon Figaro ; on ne jouait, ne chantait que Figaro ; on n’allait voir d’autre opéra que Figaro, et toujours Figaro. Un bien grand honneur pour moi.
De tels succès n’ont pas toujours été au rendez-vous, en dépit de vos tournées d’enfant prodige à travers l’Europe, en compagnie de votre père Leopold. Y a-t-il un souvenir particulier de cette période que vous aimez vous rappeler ?
Mon premier séjour en France, à Versailles, demeure un moment spécial. Pour le soir du Jour de l’an 1764 – j’avais à peine 8 ans – on m’a non seulement fait place jusqu’à la table royale, mais j’ai eu l’honneur de me tenir tout le temps près de votre reine, Marie Leszczynska ; mon père et moi avons pu converser avec elle, et elle m’a même fait manger ! Elle parlait allemand, comme moi, et comme sa Majesté Louis XV n’y entendait rien, elle lui traduisait tout ce que je disais. Pour le reste, pardonnez-moi, mais à Paris, pour ce qui est de la musique, j’étais entouré de bête et d’animaux. Il n’y a pas de ville au monde comme Paris. Vous ne devez pas croire que je divague lorsque je parle de la Musique à Paris. Demandez à qui vous voulez – sauf à un Français de naissance – on vous dira la même chose.
Votre détestation de Paris se comprend, car c’est lors d'un second séjour dans notre capitale que votre mère s’est éteinte ; vous étiez alors seul et loin de votre père.
Ce jour fut le plus triste de ma vie. Je revois ces jours atroces de juillet 1778 lorsque Dieu l’a rappelée à lui. Il voulait l’avoir, je le voyais clairement – et c’est pourquoi je me suis remis à la volonté de Dieu. Il me l’avait donnée, il pouvait aussi me la prendre. Imaginez l’inquiétude, l’angoisse et les soucis que j’ai endurés pendant ces 15 jours. Maman est morte s’en sans rendre compte, s’est éteinte comme une lumière (NDLR : Anna Maria était âgée de 57 ans). Elle s’est confessée trois jours auparavant, avait communié et reçu l’extrême onction. Les derniers jours, elle délirait constamment, et un matin, elle entra en agonie, perdit immédiatement toute sensation et toute connaissance ; je lui serrais la main, lui parlais, elle ne me voyait pas, ne m’entendait pas et ne sentait rien. Lorsque son état s’était aggravé, j’avais demandé à Dieu de m’accorder deux choses – une mort bienheureuse pour ma mère, et pour moi, la force et le courage, et Dieu, dans sa Bonté, m’a exaucé et m’a fait donc de ces deux grâces au plus haut degré.
La mort, y songez-vous ?
Je me suis toujours habitué à imaginer le pire en toutes circonstances. Comme la mort est l’ultime étape de notre vie, je me suis familiarisé depuis quelques années avec ce véritable et meilleur ami de l’homme, de sorte que son image non seulement n’a pour moi plus rien d’effrayant, mais est plutôt quelque chose de rassurant et de consolateur. Je ne vais jamais me coucher sans penser que je ne serai peut-être plus le lendemain. Et personne, parmi tous ceux qui me connaissent, ne peut dire que je sois d’un naturel chagrin ou triste. J’ai simplement parfois comme des crises de mélancolie.
Amadeus fait de vous un effronté, un petit insolent porté sur la boisson, les blagues salaces et l’humour pétomane. Tom Hulce, l’acteur qui vous incarne, vous a même affublé d’un rire hystérique !
Je n’ai pas vu ce film, vous imaginez bien. Mais ce que vous décrivez n’est pas sans me déplaire. Je ne suis pas bégueule ! Avec mon ami Christian Cannabich (entre nous, le meilleur chef d’orchestre que j’aie jamais connu), combien de soirées avons-nous avons passé à rimailler en alignant des cochonneries – avec crotte, chier, lécher le cul – sans le moindre remords. Mais en pensées, seulement. Car mon goût pour les grivoiseries n’a jamais engagé mes actes.
Qu’entendez-vous par là ?
Disons que si je devais épouser toutes celles avec lesquelles je badine, j’aurais facilement 200 femmes. Certes, la nature parle en moi aussi fort que chez tout autre, et peut-être plus fort que chez bien des rustres grands et forts. Mais il m’est impossible de vivre comme la plupart des gens actuels. D’abord, j’ai trop de religion, deuxièmement j’aime trop mon prochain et suis trop honnête pour duper une jeune fille innocente, et troisièmement, j’ai trop de répugnance et de dégoût, de crainte et d’appréhension des maladies et trop d’attachement à ma santé pour m’amuser avec des putains.
Car vous êtes l’époux attentionné de Constance. Non sans avoir été auparavant épris de sa sœur Aloysia…
(il observe un silence, pensif). Ma Constance bien aimée. Elle n’est pas laide, mais elle n’est toutefois rien moins que belle. Toute sa beauté réside en deux petits yeux noirs et une belle taille. Elle n’a pas de vivacité d’esprit, mais suffisamment de sain entendement pour remplir ses devoirs, d’épouse et de mère. Elle sait tenir un ménage et…
Vous avez une vision des femmes bien de votre époque, comment vous en vouloir...!
Constance a le meilleur cœur du monde – je l’aime et elle m’aime de tout cœur. Que puis-je ajouter ?
Nous évoquions Salieri et vos nombreuses tournées, mais j’aimerais que nous nous arrêtions un instant sur Salzbourg, la ville qui vous a vu naître et travailler pour son prince, l’archevêque Hieronymus von Colloredo. On raconte que vos rapports...
(il me coupe la parole). Vous voulez me mettre en colère ? (il marque un temps). Le cœur anoblit l’homme, je l’ai souvent répété, mais quand on s’appelle Colloredo, qu’attendre ? Un archevêque ? Un archicoquin, oui ! Un prince mal pensant, un misanthrope, un pur crétin. Je l’ai haï jusqu’à la frénésie. Et Salzbourg avec.
Je n’insisterai pas. Mais alors pourrais-je vous demander, bien que cela relève à coup sûr de l’impossible, de nous guider sur le chemin tortueux de la création, de nous éclairer sur votre travail, en nous donnant un exemple ?
Lorsque je composais L’Enlèvement au sérail, je me rappelle m’être interrogé profondément sur certains moyens mis en œuvre lors du processus de création, et avoir échangé sur ce sujet avec mon père, en particulier sur un air du terrible Osmin, lorsqu’il exprime une colère foudroyante : un homme dans un tel état de colère, écrivais-je à mon père, dépasse tout ordre, toute mesure, il ne se connaît plus – il faut donc que la musique ne se reconnaisse pas non plus. Mais comme les passions, violentes ou non, ne doivent jamais s’exprimer jusqu’à faire naître le dégoût, la musique, même dans la situation la plus épouvantable, ne doit jamais offenser l’oreille mais toujours procurer du plaisir, la musique doit toujours rester musique. Et puisque nous parlons de théâtre et de chant, je dirais qu’un opéra plaira d’autant plus que le plan de la pièce est bien élaboré, que les mots sont écrits pour la musique et non pas pour le plaisir d’une misérable rime (les rimes, par Dieu, ne contribuent en rien à la valeur d’une représentation théâtrale, quelle qu’elle soit, elles y nuisent même plutôt), lorsque des strophes entières gâtent toute idée du compositeur. Le mieux est lorsqu’un bon compositeur, qui connaît le théâtre et est lui-même en mesure de faire des propositions, retrouve un poète intelligent, un vrai phénix. Si nous autres, compositeurs, devions suivre les règles à la lettre (règles qui étaient jadis valables, quand on ne connaissait rien de mieux), nous ferions de la musique aussi médiocre qu’ils ont des livrets inaptes. Voilà, Monsieur, ce que je peux dire. Je crois, pour le moment, que c’est tout ce qui me vient à l’esprit. Et le devoir m’appelle, je dois travailler. Nous en avons fini, n’est-ce-pas ?
Propos recueillis par Jérémie Rousseau
Ces propos de Mozart, sortis de leur contexte, sont pour la plupart issus de la correspondance complète de Wolfgang Amadeus Mozart (Flammarion, 2011).