À l’occasion du centenaire de sa naissance, l’Orchestre National de France consacre deux soirées à la figure de Pierre Boulez compositeur. Sans négliger, à travers des pièces de Bartók, Debussy ou Wagner, l’immense chef qu’il fut.
Pierre Boulez chef d’orchestre ? Aujourd’hui : une évidence. Mais c’est loin d’être le cas le 18 juin 1963, lorsqu’il entre sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées pour diriger l’Orchestre National dans Le Sacre du printemps de Stravinsky. À l’époque, peu de gens voient en lui un maestro symphonique, lui qui s’est fait un nom comme compositeur, organisateur de concerts d’avant-garde, polémiste, agitateur culturel. Ce concert est un choc : l’orchestre découvre une oreille infaillible et une gestuelle inédite, le public et la critique une clarté et un tranchant qui dépoussièrent des couches de tradition pour retrouver la vérité des œuvres.
Le parcours pour parvenir à cette épiphanie est celui d’un autodidacte. Recalé en classe de piano au Conservatoire, ce compositeur né jouait des ondes Martenot pour gagner sa vie, le coup de foudre de l’amitié avec Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud l’amenant après-guerre à coordonner la musique de scène de leur compagnie théâtrale. C’est là, au Théâtre Marigny, en 1954, qu’il fonde les concerts du Domaine musical, dédiés à la création. Au début, de la musique de chambre, progressivement aussi de petits ensembles. Et le hasard rencontre la nécessité : les grandes baguettes de l’époque ne s’intéressent pas à cette musique, à plus forte raison depuis que Roger Désormière est paralysé à la suite d’une attaque. Les chefs spécialisés sont médiocres, et Boulez ne supporte pas l’amateurisme. Il faut donc que quelqu’un s’y colle…
C’est ainsi qu’il commence à diriger son petit groupe de camarades dans les partitions dodécaphoniques de Stockhausen, Berio ou les siennes propres. Il se sent aussi maladroit qu’eux, ils apprennent en même temps. Le petit nombre de musiciens rend superflu l’usage d’une baguette : il n’y aura jamais recours, même face à cent musiciens, la précision de sa main et de son poignet y supplée. En 1956, il met à profit une tournée de la compagnie Renaud Barrault en Amérique latine pour s’essayer à la tête d’une formation symphonique, au Vénézuéla, loin des regards critiques… Puis c’est Hans Rosbaud, un de ses mentors avec Désormière, qui lui confie parfois son Orchestre symphonique du Südwestfunk, à Baden-Baden où Boulez s’installe en 1959.
Ce 18 juin 1963 est donc une révélation, couronnement symphonique bientôt suivi du sacre lyrique avec la première du Wozzeck d’Alban Berg à l’Opéra de Paris au mois de novembre. Même son pire ennemi Bernard Gavoty, critique au Figaro, qui déteste sa musique, s’incline devant le chef, allant jusqu’à le mettre sur le même plan que Karajan et Bernstein ! Le mouvement est lancé, il ne s’arrêtera plus.
Avec le Sacre et Wozzeck se profilent les fondamentaux de son répertoire de chef en devenir : les classiques du XXe, autour d’un axe Stravinsky / École de Vienne, auquel Bartók et Debussy se greffent comme une évidence. Sa battue nette et précise, à mains nues, sans fioritures, sert une interprétation débarrassée de tout romantisme : la transparence des plans sonores, l’acuité des rythmes soulignent la nouveauté radicale de ces musiques. Ainsi son Debussy n’a-t-il plus rien des brumes impressionnistes : tout y est d’une lumière aveuglante, faisant du compositeur non pas un continuateur du XIXe siècle, mais bien la porte d’entrée dans le XXe.
Ses premiers disques reflètent ces choix. Il signe, en 1965, un contrat avec CBS, qui lui permet d’enregistrer non seulement ses propres œuvres, mais son cœur de cible. À Londres d’abord (les Nocturnes de Debussy de 1968 avec le Philharmonia), puis aux États-Unis (le Sacre à Cleveland en 1969). Car dans l’intervalle il a pris pied outre-Atlantique, où le grand George Szell, tout puissant directeur de l’Orchestre de Cleveland, le verrait bien lui succéder. Depuis qu’il boude la France de Malraux qui ne lui donne pas les moyens de travailler, son activité se répartit entre la Grande-Bretagne et les États-Unis : en 1969 est annoncée sa double nomination, pour une prise de fonction deux ans plus tard, à la tête de l’Orchestre symphonique de la BBC et de l’Orchestre philharmonique de New York, deux postes prestigieux qui sont pour lui une forme de pied de nez aux institutions musicales françaises. Là, il élargit son périmètre. Directeur musical, il doit bien diriger du grand répertoire mais ne convainc pas toujours dans Haendel ou Beethoven, seul Berlioz semblant lui parler par l’inventivité de son orchestration. En revanche, il ajoute des cordes à son arc, enregistrant Ravel, que jusqu’ici il méprisait comme un simple faiseur, par opposition au génie de Debussy. Boulez est donc capable d’évoluer, son assistant à l’IRCAM Andrew Gerzso dira joliment : « son absolutisme était toujours provisoire »… À la même époque, il se découvre un attrait qui ne se démentira jamais pour Mahler que, là encore, il ne voit pas comme le dernier des romantiques mais comme le premier des modernes.
Entretemps, le grand tournant aura été la découverte de Wagner. Wieland Wagner cherchait depuis longtemps un chef capable d’offrir le pendant musical à la révolution scénique qu’il avait enclenchée à Bayreuth. Un chef moderne, qui débarrasse Wagner de sa grandiloquence. De 1966 à 1970, Boulez est à Bayreuth pour un Parsifal fluide et translucide, rapide, sans onction sacrée. Même dégraissage dans le légendaire Ring du centenaire, accueilli par des menaces de mort à la première de 1976, et par une heure et demie de rappels à la dernière de 1980. En phase avec la mise en scène humaine et théâtrale de Chéreau, sa direction vivante et serrée fait écrire à Pierre Flinois : « Cette perfection dans la transparence, la finesse et la lisibilité est un enchantement pour l’oreille. »
Après quelques années consacrées à composer et à consolider les institutions que la France de Pompidou lui a créées sur mesure, l’IRCAM et l’Ensemble intercontemporain, le milieu des années 1980 le voit revenir à la carrière de chef international itinérant : il renoue avec Cleveland et Chicago, devient un invité privilégié des Philharmoniques de Berlin et Vienne. C’est aussi l’époque où, ayant quitté CBS, il signe un contrat avec Deutsche Grammophon. Il y réenregistre son cœur de répertoire (Stravinsky, Bartók, Debussy, Ravel) et y ajoute Mahler, qu’il n’avait pas encore légué à la postérité. Sans rien perdre de sa clarté et de son dépouillement, son style est devenu moins tranchant, plus rond, à l’image d’une personnalité paradoxale, dont l’apparente froideur n’était qu’une carapace pour canaliser une émotivité et une sensualité à fleur de peau.
Christian Merlin