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Maestro assoluto

Publié le mer 11/09/2024 - 09:15
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Riccardo Muti - Photo : Todd Rosenberg
Riccardo Muti - Photo : Todd Rosenberg
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Pour son retour à Paris, à la tête de l’Orchestre National de France, le chef italien Riccardo Muti a choisi l’un de ses chevaux de bataille : le Requiem de Verdi. Événement.  

Samedi 12 mars 2011, Opéra de Rome. Riccardo Muti, 69 ans, remis d’une chute un mois plus tôt à Chicago et fragilisé par des problèmes cardiaques, remonte au pupitre pour une nouvelle production de Nabucco, à l’occasion du cent cinquantenaire de l’unité italienne. La place Gigli bruit alors d’une électricité indescriptible. Dans une Italie frappée par l’austérité, le maire de Rome, avant le début de la représentation, se lance dans un mea culpa sur les coupes infligées au secteur culturel par son propre camp, tandis que tombent des loges des tracts appelant à la défense du patrimoine culturel italien. Au troisième acte, à l’issue du chœur des Hébreux opprimés, le célébrissime Va, Pensiero, devant des applaudissements nourris mêlés de tension, le maestro, qui a pourtant toujours eu les bis en horreur, lève sa baguette et s’adresse au public, devant Silvio Berlusconi, après un long silence.  

« En tant qu'Italien qui a beaucoup parcouru le monde, j'ai honte de ce qui se passe dans mon pays. Si nous continuons ainsi, nous allons tuer la culture sur laquelle l'histoire de l'Italie est bâtie. Moi, Muti, je me suis tu depuis de trop longues années. Je vous propose de vous joindre à nous en chantant, mais attention, a tempo !!! » Moment de communion inouï, la salle entière debout pour entonner cet hymne national officieux devant les caméras et micros de la RAI – la vidéo est disponible sur YouTube. Du poulailler tombent cette fois des tracts proposant la nomination, comme avec Toscanini à la réouverture de la Scala en 1946, de « Muti, sénateur à vie ! ».  

Presque dix ans plus tard, le 1er janvier 2021, le chef se tient à Vienne devant un Musikverein désert. Invité, à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire et de son demi-siècle de compagnonnage avec l’Orchestre philharmonique de Vienne, à diriger son sixième Concert du Nouvel An, il doit affronter les contraintes sanitaires imposées par la pandémie de Covid-19. La présence d’une audience n’est perceptible à l’écran qu’à travers une mosaïque de vidéos de téléspectateurs applaudissant depuis leur salon. Sinistre manière de fêter la nouvelle année, mais occasion pour cet humaniste, au détour des vœux précédant Le Beau Danube bleu, de se fendre d’un nouveau discours sur la culture. « Quelle étrangeté de jouer dans le Musikverein complètement vide ! Toutefois, le Philharmonique de Vienne reste entouré de l’esprit de Brahms, Bruckner, Mahler, qui ont fait l’histoire de ce lieu. Nous venons tous de passer une véritable annus horribilis, mais nous essayons de vous apporter l’espoir, la joie, la paix, la fraternité et l’amour. La musique n’est pas qu’un divertissement, elle est porteuse de missions : améliorer la société, éduquer les générations futures qui, pendant un an, auront été privées de penser à autre chose qu’à la santé. Oui la santé compte, mais celle de l’esprit n’est pas moins importante, et la musique y contribue. D’où mon message à tous les gouvernants de par le monde : considérez toujours la culture comme un élément primordial pour améliorer la société. »  

Ce grand aristocrate de la baguette, à la mèche impeccable et aux costumes ayant toujours fait honneur à la sprezzatura des Italiens, est né à Naples le 28 juillet 1941. Fils d’un médecin excellent chanteur amateur, le jeune Riccardo étudie d’abord le violon mais se tourne très vite vers le piano, qu’il maîtrisera au point, un jour de grève à la Scala quarante ans plus tard, de sauver une représentation de La Traviata en accompagnant chanteurs et chœurs depuis le clavier. Pour l’heure, le tout jeune homme aborde la direction d’orchestre presque par hasard, en remplaçant un chef au Conservatoire. Lors de ses études à Milan, il suit l’enseignement d’Antonino Votto, ancien assistant de Toscanini, qui le forme à la rectitude rythmique, au feu orchestral et à l’absence de complaisance vis-à-vis des rodomontades des chanteurs. Vainqueur, à l’unanimité, du Concours Guido Cantelli en 1967, il est invité à prendre la tête du Mai musical florentin, poste qu’il occupera jusqu’en 1978, et qui lui permet d’approfondir sa connaissance du répertoire italien.  

Au cours des années 1970, alors qu’il développe son répertoire symphonique, il est appelé à succéder à deux géants. D’abord Otto Klemperer à Londres à la tête du Philharmonia, dont il prend les rênes entre 1973 et 1982, puis Eugene Ormandy, après quarante-quatre ans de règne au Philadelphia Orchestra, dont l’Italien préside aux destinées entre 1980 et 1992. C’est la pleine époque de son foisonnement discographique pour Warner (ex-EMI), des grands Verdi britanniques avec le gratin des voix du moment (les Scotto, Domingo, Freni, Caballé…) mais aussi de ses enregistrements symphoniques en Pennsylvanie.  

Muti a toujours aimé raconter comment Karajan, qui l’avait déjà embauché par agent interposé pour Don Pasquale à Salzbourg, occasion de ses débuts précités avec les Wiener Philharmoniker en 1971, l’a contacté directement pour Così fan tutte à la fin de la même décennie. « J’étais en tournée avec le Philharmonia à Raleigh, en Caroline du nord. À sept heures du matin, mon téléphone sonne, et j’entends un homme qui, en italien, s’annonce comme étant Karajan. Croyant à une mauvaise plaisanterie, je m’apprête à raccrocher quand je comprends qu’il s’agit bien du maestro autrichien. Il s’est contenté de me demander si j’avais déjà dirigé Così et si j’acceptais son invitation pour une nouvelle production à Salzbourg. Alors que je commençais à lui dire que j’allais réfléchir, je n’oublierai jamais la question avec laquelle il m’a coupé : "si, o no ?" Comment refuser ? »  

Nouveau titre de gloire, le quadragénaire succède à Claudio Abbado à la Scala de Milan, poste suprême pour un chef transalpin, où il reste de 1986 à 2005, tournant la page assez moderniste de son prédécesseur. Car tant en termes de mise en scène que d’interprétation, Muti est assurément un conservateur. Totalement imperméable à la révolution baroque qui se répand alors aux quatre coins de l’Europe, il cultivera toute sa vie un Mozart soyeux, legato, aux tempi modérés, aux angles arrondis, dans des décors classiques. Son dernier poste, au Chicago Symphony Orchestra, entre 2010 et 2023 – mais il en reste chef émérite à vie – a coïncidé avec son éloignement des fosses d’orchestre. L’Italien n’en a pas moins tissé une vraie relation avec Paris, qui lui a successivement remis les insignes de chevalier, d’officier puis de commandeur de la Légion d’honneur, pour son activité avec l’Orchestre National de France – qu’il dirige depuis 1980 –, faisant l’événement au Théâtre des Champs-Élysées, à la Basilique Saint-Denis ou à l’Auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique. 

S’il lui arrive d’être routinier dans les pages les plus rabâchées, il ne faut pas oublier que cet homme secret, dont la timidité passe souvent pour de la morgue, est l’un des chefs de tradition qui brillent particulièrement dans les allées les moins empruntées du grand répertoire. D’où sa passion pour la secrète Symphonie n° 2 de Bruckner, les symphonies et Prométhée de Scriabine, la Symphonie n° 13 de Chostakovitch, la Troisième de Prokofiev ou Manfred de Tchaïkovski. On remarquera également son appétence, si peu répandue parmi ses pairs, pour Les Sept dernières paroles du Christ de Haydn, les messes de Cherubini ou le Stabat Mater de Pergolèse, dont il refuse de laisser l’exclusivité aux tenants de la pratique historiquement informée. Muti a même fondé, il y a vingt ans à Plaisance, l’Orchestre Cherubini, formation de jeunes musiciens appelés à explorer, notamment l’été au festival de Ravenne, des pans entiers du répertoire lyrique napolitain du XVIIIe siècle, comme les opéras de Jomelli ou Cimarosa. 

Face à l’un des derniers monstres sacrés de sa discipline, la presse salzbourgeoise s’amuse aujourd’hui du fait que le maestro aurait tendance à se prendre pour un nouveau Karajan, au point d’acquérir une propriété à Anif, village de l’ancien Generalmusikdirektor de l’Europe des Trente Glorieuses, où vit toujours sa veuve Eliette. 

Yannick Millon

Texte

Le premier concert de Riccardo Muti à la tête de l’Orchestre National de France a lieu le 11 mars 1980, au Théâtre des Champs-Élysées, dans un programme qui mêle Mozart, Falla et Schumann. Le 12 juin 1982 marque le début de son long compagnonnage avec le Festival de Saint-Denis, autour d’un Requiem de Verdi réunissant Anna Tomowa-Sintow, Alexandrina Miltcheva, Veriano Luchetti et Simon Estes ; Muti remettra le Requiem sur le métier en juin 2009, en la même basilique des rois de France, cette fois avec Barbara Frittoli, Olga Borodina, Ramon Vargas et Ildar Abdrazakov. En décembre 1984, Ivan le terrible de Prokofiev résonne à la Salle Pleyel, avec l’illustre Irina Arkhipova puis, en novembre 1985, le voici qui ressuscite la Messe pour le couronnement de Charles X de son cher Luigi Cherubini. Ses visites, dès lors plus espacées, redeviennent régulières la décennie suivante : le chef dirige Mendelssohn/Schubert (TCE, octobre 1993), Mozart/ Dvořák (Pleyel, mars 1995), Fauré/Schubert/Moussorgsky/Ravel (TCE, octobre 1996), Rossini (TCE, avril 1997), Prokofiev (Pleyel, octobre 1998), Mendelssohn/Liszt/Scriabine (TCE, avril 1999), Mozart/Brahms (TCE, avril 2000), Schumann (TCE, avril 2001), Respighi/Martucci (TCE, avril 2002), Berlioz/Tchaïkovski/Haydn (TCE, avril 2003). En juin 2003, la Basilique de Saint-Denis accueille la Messe solennelle de Cherubini, compositeur dont il s’est décidément fait la spécialité, qu’il retrouve en janvier 2004 (ouverture de Lodoïska, aux côtés de la Symphonie Tragique de Schubert et de la Symphonie funèbre et triomphale de Berlioz), mais aussi en 2006 pour la Messe de Chimay, en 2008 avec le Chant sur la mort de Haydn entourant Porpora et Schubert, puis enfin en 2010, à l’occasion du 250ème anniversaire de la naissance de Cherubini, où son Requiem en ut mineur côtoie la Messe n°2 de Schubert. On notera encore des programmes Honegger/Orff (TCE, janvier 2005), Haydn/Salieri/Mozart (TCE, mars 2008), Mozart/Berlioz (sa rare Messe solennelle au TCE en avril 2007), le même Berlioz et son Lélio défendu par Gérard Depardieu (TCE, février 2009), ou encore Chabrier/Ginastera/Falla/Ravel (TCE, janvier 2010). Le 13 mars 2014, au Théâtre des Champs-Élysées toujours, Riccardo Muti fête les 80 ans du National et choisit Rossini (ouverture de Guillaume Tell), Chausson (Poème de l’amour et de la mer avec Bernarda Fink), et Scriabine (Symphonie n°3). Son dernier concert à Radio France (qui marque aussi ses débuts à l’Auditorium) a lieu en mai 2018, avec la Symphonie n°4 de Schumann et le Concerto pour violon de Brahms révélant la jeune Coréenne Ye-Eun Choi. 

Riccardo Muti - Photo : Todd Rosenberg

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4 octobre