Quelque 400 références discographiques, une popularité jamais démentie : les Quatre Saisons de Vivaldi sont devenues un terrain de jeu et d’expérimentation pour les musiciens les plus imaginatifs. Jusqu’où ?
Il n’est sans doute pas nécessaire de remonter à l’enregistrement de 1942 de Bernardino Molinari pour constater que l’image sonore de Vivaldi a profondément changé. Il est vrai que l’interprétation, dans tous les sens du terme, du violoniste italien étonne encore aujourd’hui. La partition des Quatre Saisons avait subi plusieurs coupures et arrangements et, surtout, une orchestration qui convoquait des instruments à vent : il fallait rendre ces quatre concertos, publiés en 1725 à Amsterdam dans le recueil de l’opus 8 (Il cimento dell'armonia e dell'inventione : L’épreuve de l'harmonie et de l'invention), conforme au goût du jour. Un violon et des cordes pour tout accompagnement ne sauraient suffire à séduire. Depuis, ce processus d’actualisation n’a cessé de rebrousser chemin pour tenter de rencontrer un Vivaldi en version originale, sans d’anachroniques sous-titres. Cinq ans après Molinari, l’Américain Louis Kaufman réalise à New York le premier enregistrement des Quatre Saisons dans un dispositif ad hoc de cordes seules inaugurant ainsi une suite ininterrompue de disques qui contribuèrent à la notoriété (très orientée, très partielle, excluant l’essentiel de sa musique vocale) de Vivaldi. C’était l’époque triomphale des Münchinger, des I Musici, I Virtuosi di Roma, I Solisti Veneti, des orchestres de chambre spécialisés dans le répertoire baroque. Avant que Nikolaus Harnoncourt avec son épouse Alice, merveilleuse violoniste, et le Concentus Musicus de Vienne (Teldec, 1976-1977) et, dans une moindre mesure, Jean-Claude Malgoire avec John Holloway et La Grande Écurie et la Chambre du Roy (CBS, 1978) ne viennent bousculer les habitudes d’écoute avec les instruments d’époque (ou des copies).
Avec une douzaine de cordes, un clavecin et un orgue, Harnoncourt et ses musiciens réinventent un monde, érigent le théâtre des saisons, nous rappellent que Vivaldi composait pour la scène et qu’il savait réagir au texte chanté. Dans les concertos, le texte est absent mais pas le sous-texte puisque ces Quatre Saisons déroulent un programme, clairement consigné dans les sonnets décrivant chaque épisode : ici un chien qui aboie, là l’appel des chasseurs. Cette découverte saisissante ne fut pas du goût de tous et d’autres enregistrements sur instruments anciens notamment venus d’Angleterre (Trevor Pinnock, 1981, Christopher Hogwood, 1982, Nicholas Kraemer, 1989, Andrew Parrott, 1990) préférèrent l’équilibre comme boussole : aux contrastes volontairement creusés, aux ruptures de ton, aux tempos parfois bousculés, aux grands écarts succédèrent ainsi des lectures plus souples, plus éminemment lyriques, solaires, mais sans doute plus uniformes malgré leurs incontestables beautés.
La version d’Harnoncourt fit, comme toujours, école et la jeune génération baroqueuse voulut, elle aussi, fêter Vivaldi. Les Italiens, devancés par les Britanniques et les Néerlandais dans la redécouverte de leur patrimoine musical, prirent le train en marche mais ne restèrent pas dans le wagon de queue. En 1991, Fabio Biondi et son Europa Galante surprennent par leur art à faire chanter le théâtre, à dynamiser l’effet sans casser la ligne. « Notre travail ne cherchait nullement à révolutionner les habitudes ni réussir une manœuvre de marketing, rappelle Fabio Biondi. Il résultait d’une lecture sincère de la partition. Depuis nous avons été souvent imités ». Imités, parfois caricaturés par des traits impatients, des phrasés précipités et des accents à répétition mais également mal entendus. Aussi les propositions de Fabio Biondi et d’Europa Galante ne firent-elles pas toujours l’unanimité.
Un autre coup de tonnerre venu d’Italie, peu de temps après, est déclenché par Il Giardino Armonico (1993). Le jeune ensemble revendique clairement l’héritage d’Harnoncourt et n’hésite pas pousser le curseur un peu plus loin : les aiguilles de la montre semblent tourner plus vite et des citernes de café ont l’air d’avoir été bues. On se réjouit car le disque grise, mais on redoute de devoir désormais assister à une compétition de vitesse, à un concours de grimaces pour surprendre, aux élans les plus fous pour se faire entendre. Tiepolo et Canaletto auraient-ils laissé leurs pinceaux à Picasso, Gris et Gleizes pour peindre la Venise de Vivaldi ? Il y eut certes des dérives mais aussi de très belles surprises. En 1999, le violoniste Giuliano Carmignola avec l’Orchestre baroque de Venise en effectif restreint (une douzaine de cordes) dirigé par Andrea Marcon fait resplendir un Vivaldi aussi fougueux que voluptueux, radieux et lumineux, à l’archet aérien, jamais crispé.
En 2008, Amandine Beyer, avec son ensemble Gli incogniti, ose s’inscrire dans une discographie qui compte déjà quelque quatre cents références. Elle rappelle que ces concertos peuvent solliciter « l’imagination et la subjectivité » des artistes et ouvrir le champ à de nombreuses « expérimentations ». Pour cela, elle opte pour un effectif réduit à un instrument par partie qui, paradoxalement, ne limite ni la palette chromatique ni l’éventail des nuances. Les traits descriptifs et imitatifs, scrupuleusement mentionnés sur la partition, connaissent même une illustration instrumentale d’une rare puissance expressive. Le gazouillis des oiseaux, les attaques en piqué des insectes (rythmes pointés obstinés dans le mouvement central de L’Été), le claquement des dents ou le débit régulier de la pluie dans L’Hiver se perçoivent avec une rare évidence. Où aller désormais ?
Philippe Venturini