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Les 20 ans de Présences électronique
Il y a 20 ans, dans un élan conjoint, l’INA grm et Radio France ont imaginé de prolonger le festival Présences avec une déclinaison « électronique » ouverte aux musiques créées avec un corpus étendu de sons, de machines et de dispositifs, au-delà du recours à l’instrumentarium traditionnel du répertoire contemporain. Puisant ainsi aux sources d’une musique inventée au sein même de la Radiodiffusion Française — la musique concrète — PRÉSENCES électronique est rapidement devenu un rendez-vous incontournable, un lieu de dialogue, d’échange et de rencontres musicales transcendant les esthétiques, les générations et les origines. En mêlant des artistes aux sensibilités et aux histoires multiples, en donnant la possibilité à des musiciennes et des musiciens underground de se produire dans le cadre prestigieux du Studio 104 de la Maison de la Radio et de la Musique avec l’Acousmonium du GRM, PRÉSENCES électronique a aussi contribué au décloisonnement de la musique acousmatique, à la fois en reconnectant toute une scène artistique à une histoire passionnante, mais également en diffusant une approche musicale tournée vers les sons, l’écoute et le partage.
20 ans plus tard, grâce à un travail de longue haleine, à un public fidèle et à des propositions musicales de grande qualité, le festival poursuit sa mission de promotion de tout un pan de la création musicale souvent injustement négligé par les institutions et les acteurs culturels. Et si cette affirmation est de moins en moins vraie, c’est que la vitalité et la pertinence des musiques que PRÉSENCES électronique a toujours défendues, et l’enthousiasme qu’elles génèrent, sont aujourd’hui, et plus que jamais, indiscutables. On ne peut donc que saluer l’audace, la vision et la générosité de ceux qui, il y a vingt ans, ont initié ce bel évènement, et celles et ceux qui, investis dans les dimensions artistiques, techniques ou dans la production, ont su le faire vivre durant ces deux décennies.
Si cette vingtième édition prend une forme rétrospective en conviant des artistes qui sont toutes et tous des compagnons de route fidèles au festival, elle n’en jette pas moins un regard tourné vers l’avenir et tend une oreille, curieuse et impatiente, vers les multitudes sonores à venir, les écoutes partagées et le plaisir d’être ému, étonné, désarçonné, parfois, par des propositions qui étendent et densifient notre rapport au monde sonore, notre rapport au monde, tout court.
François J. Bonnet
Ce festival pourrait être une manifestation musicale supplémentaire, dans un environnement saturé par les propositions. Pourtant, il est l’exact contraire de cela, et il navigue même dans un contre-courant salutaire, par rapport aux grandes lignes de l’époque, qu’il semble scruter en permanence, faisant écho à tout ce qui surgit de revigorant, dans le domaine des sonorités les plus neuves. Ces 20 dernières années, depuis sa naissance, le paysage musical dans lequel PRÉSENCES électronique a grandi, a entamé une large métamorphose, qui a induit des changements de rapport avec tout ce que la musique avait inventé, créé ou codifié jusque-là, suscitant des changements d’envergure dans toutes les formes de production matérielle et toutes les pratiques ou usages de la musique. Le passage le plus flagrant a mené à la désaffection des objets physiques au profit de l’écoute en ligne, et à la disponibilité généralisée de la musique. Regardez un smartphone, ouvrez un ordinateur : ils sont des portails vers la musique, qui permettent un accès instantané — la disponibilité de tel ou tel enregistrement, la vitesse pour y avoir accès, ne sont plus une question, ni un problème. Les plateformes musicales, ou celles dédiées à la vidéo, sont devenues le lieu de toutes les écoutes : la révolution est passée par là. Dans cet environnement recomposé, quelles traces les concerts laissent-ils derrière eux ? Quelles pistes demeurent en vous, qui avez assisté à la performance d’un ou plusieurs musiciens réunis sur une même scène ? Sont-elles liées à ce que vous avez vu ou à ce que vous avez entendu ? Dès la fin d’un concert, tout semble toujours se reconstruire comme en une représentation lointaine, et ne restent parfois que les moments les plus spectaculaires : les attitudes, les rites, les soubresauts, les changements, le visuel le plus immédiatement marquant. En 20 ans, le moment de la performance, du concert, est devenu un moment perçu comme exceptionnel : un moment très physique et très spectaculaire aussi.
Mais avec l’éloignement du temps, s’installe aussi le souvenir de ce qui a été entendu. Et ce souvenir se construit souvent comme la chose la plus essentielle de ce qui a été vécu, et la chose la plus mystérieuse aussi : celle qui ne s’explique pas de manière évidente mais continue à hanter, ses sonorités installées dans l’esprit, revenant par vagues, jouant avec les incertitudes de la mémoire. Qu’avons-nous vraiment entendu ? Et ces souvenirs sonores ne sont-ils pas le jeu d’une mémoire qui reconstruit tout, après l’évènement ? Sans doute, existe-t-il des théories sur cet aspect de la musique, sur la façon dont la musique infuse les souvenirs. La force immédiate, et doucement imposante, du festival PRÉSENCES électronique, est d’être d’abord, et essentiellement, un moment d’écoute attentive, qui permet de se construire une mémoire sonore, voire sonique. Une écoute d’abord conçue par des artistes : les musiciens qui se produisent là font entendre des œuvres souvent composées et nées dans les studios du GRM, pour le dispositif de l’Acousmonium et qui, au long de leur conception, sont faites pour ceci : prendre le temps de l’écoute. Cette idée pourrait sembler très banale. Elle est au contraire extrêmement exigeante, voire subversive, dans un monde qui demande le moins d’attention possible et le plus de zapping imaginable. En cela, PRÉSENCES électronique s’inscrit dans un contre-courant fertile, qui permet de prendre la mesure des choses, par l’intermédiaire de ce qui a été donné à entendre, à écouter. Et cette idée n’est pas née de nulle part. Elle a pris subrepticement corps dans les sillons de la musique concrète, et des visions de Pierre Schaeffer, fondateur du GRM dans les années 1950. Pierre Schaeffer n’avait-il pas inauguré un solfège sonore, fondé sur une façon d’écouter les bruits du monde pour en tirer un vocabulaire et une grammaire neufs, éléments d’une musicalité réinventée ? Cette approche de l’écoute, parfois complexe à saisir, repose sur une intuition : il suffit de tendre l’oreille pour saisir le monde, puis le recomposer. Et durant ces 20 dernières années, le spectateur habitué de PRÉSENCES électronique était d’abord imbibé de cela : un retour à l’écoute, au-delà de toute performance physique. Être là, dans ce festival et dans ses salles (celles des auditoriums historiques de la Maison de la Radio et de la Musique, et de Radio France), est souvent revenu à une expérience d’écoute pure, voire épurée de tout appendice. Quelques exemples : souvenez-vous des concerts de l’Anglais Robert Hampson, des Américaines Laurel Halo ou Kali Malone, de leurs compatriotes Jim O’Rourke ou Keith Fullerton Whitman, de la Japonaise Tomoko Sauvage ou encore des Françaises Éliane Radigue ou Félicia Atkinson. Le point commun entre elles et eux, malgré les différences de génération, était sans doute à trouver dans la méticulosité des compositions, le soin donné à chaque mouvement, au passage entre les sons, à la façon dont les bruits et les rythmes, et les bourdons et les mélodies s’empilent, s’épient, se confondent aussi et se réverbèrent dans l’espace, diffusés par le système du GRM. À partir d’une instrumentation électronique, le festival a ouvert de vastes fenêtres dans le domaine de la musique expérimentale et de son interprétation, mais aussi dans la façon de recevoir cette musique, de la prendre pour soi et, en tant que spectateur, de l’interpréter avec ses propres oreilles. Prolongeant l’expérience du concert, le festival a eu la bonne idée d’éditer en disques certaines pièces essentielles entendues sur scène, dans la collection d’albums sortis sous l’étiquette Portraits GRM, en parallèle à l’édition d’œuvres majeures de la musique concrète, sous l’appellation Recollection GRM : ce travail d’archivage met PRÉSENCES électronique dans une autre dimension par rapport aux festivals voisins ou manifestations cousines — ce qui est créé là, ce qui a été inventé au fil des années, trouve un refuge physique, qui en garantit une autre forme de perpétuité, qui complète la mémoire. Un travail parallèle à celui que le GRM accomplit par l’intermédiaire des émissions qu’il produit pour France Musique ou des textes édités avec Shelter Press.
Mais, au-delà de tout, PRÉSENCES électronique fait songer à ce mot de Theodor Adorno, repéré dans ses Notes pour une théorie de la reproduction musicale (in Interpréter, éditions de la Philharmonie de Paris, 2024) : « Il n’existe aucune interprétation musicale sans l’élément de la ‹ note à côté ›. La liberté de l’interprétation est inséparable du risque ». Ce risque, c’est celui pris par les musiciens qui livrent une œuvre à entendre sans regarder. Une œuvre qu’ils diffusent eux-mêmes, sensibles aux moindres changements que leurs mouvements peuvent provoquer. Manipuler une table de mixage, c’est comme jouer d’une guitare : rien n’est couru d’avance. C’est aussi, enfin, surtout, le risque pris par les auditeurs qui se surprennent toujours à rêver ce qu’ils ont entendu : il suffit, pour comprendre la variété des rêves que PRÉSENCES électronique permet, de discuter avec les uns et les autres, au bout de chaque soirée. Et en 20 ans de festival, il n’y a pas de doute, les rêves ont été vastes, et nombreux.
Joseph Ghos
Pionnier des musiques concrètes, électroacoustiques, acousmatiques et expérimentales, le Groupe de Recherches Musicales de l’INA (INA grm) est, depuis 1958, un laboratoire d’expérimentation unique au monde, où se côtoient artistes et chercheurs dans un esprit d’exploration musicale de la matière sonore. C’est en 1975 que l’INA grm intègre la Maison de la Radio, réinitiant ainsi une collaboration étroite et fertile, dont les jalons compteront notamment la création des Cycles acousmatiques, qui deviendront ensuite les saisons de concerts Multiphonies, ainsi que festival PRÉSENCES électronique à partir de 2005. De nos jours, l’INA grm poursuit ses activités qui se répartissent entre des missions de production, de transmission, et de recherche. Chaque année, une politique ambitieuse de soutien à la création et de commandes musicales permet à de nombreux artistes de générations et d’horizons divers de venir composer des œuvres originales en résidence au GRM dans des studios spécialement équipés pour la recherche musicale et la spatialisation sonore. Ces œuvres sont ensuite présentées en France et à l’étranger sur un système de diffusion unique au monde, l’Acousmonium, qui permet aux auditeurs d’être plongés au cœur de la matière musicale. Les activités du GRM s’articulent également autour d’une politique de transmission des contenus et des savoir-faire, notamment à travers la production de l’émission L’Expérimentale sur France Musique, mais également par une production régulière de disques (coffrets monographiques, séries vinyles Recollection et Portraits GRM) et d’ouvrages imprimés (revue SPECTRES), mais aussi sur le plan pédagogique, avec un cursus de Master « Création Musicale et Arts Sonores » en partenariat avec l’Université Gustave Eiffel, et des interventions ponctuelles sous formes de master class et de workshops. Le GRM rayonne également dans le monde entier grâce à sa politique de Recherche & Développement autour des technologies musicales, axée sur la conception d’outils numériques de traitement du son à l’usage des compositeurs et des professionnels de l’audio. Les GRM Tools, le GRM Player, le GRM Studio et l’Acousmographe sont ainsi autant d’outils employés par une large communauté d’utilisateurs. Une activité de recherche théorique s’opère également à travers la production d’articles musicologiques, la publication de textes théoriques, et la participation régulière à des conférences et colloques.
La question de la présentation en concert des œuvres concrètes puis électroacoustiques a été un enjeu de réflexion dès les années 50. Cette problématique a pris un tournant déterminant au sein du GRM avec la conceptualisation par François Bayle d’un orchestre de haut-parleurs, qui devient l’Acousmonium en 1974. Le terme « Acousmonium » dérive du mot « acousmatique », terme « retrouvé » par Jérôme Peignot, utilisé par Pierre Schaeffer et repris par François Bayle pour préciser la démarche concrète avec le concept de musique acousmatique. Est dit « acousmatique » tout bruit, tout son, que l’on entend sans voir les causes dont il provient. L’idée fondamentale de l’Acousmonium réside dans l’exploitation des spécificités des haut-parleurs et leur implantation. En effet, François Bayle propose de diversifier les types de haut-parleurs, en termes de « couleur sonore », de « tessiture », de « dispersion acoustique » et d’exploiter de manière musicale les qualités propres à chaque enceinte. L’idée majeure d’un tel dispositif est de déployer la musique à la dimension de la salle de concert. L’auditeur est ainsi placé face à un orchestre puissant incarné par les haut-parleurs. Pour que l’expérience de l’écoute soit complète, un musicien va « interpréter » la musique depuis le pupitre de commande (la console de diffusion), c’est-à-dire qu’il va choisir la meilleure stratégie de diffusion de la pièce en suivant les développements sonores élaborés dans l’œuvre. La musique, à l’origine fixée et jouée depuis une bande magnétique, est désormais lue sous forme de fichier audio depuis un ordinateur. Le compositeur ou l’interprète de l’œuvre va donc avoir la possibilité de jouer en temps réel (et ce grâce aux différents potentiomètres linéaires de la console de mixage) sur les intensités, les dynamiques et la répartition spatiale de sa musique