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La Maîtrise des langues
En mai, la Maîtrise de Radio France interprète la B.O. du Seigneur des anneaux de Howard Shore, partition chantée dans cette langue étrange inventée par Tolkien, l’elfique. Or, chanter dans des langues parfois très éloignées de sa langue maternelle fait partie de la formation des jeunes chanteurs et chanteuses depuis leur plus jeune âge. Comment les abordent-ils ? Enquête.
« On chante en suédois, en finnois, en norvégien, en anglais, en espagnol, en italien, en allemand » précise Clémence, 17 ans. En trois années passées à la Maîtrise, la jeune fille a déjà eu l’occasion d’aborder un répertoire vaste, du baroque au contemporain. Au sein du chœur de chambre de la formation, elle travaille en ce moment un répertoire baroque du compositeur espagnol Tomás Luis de Victoria, chanté en latin. « On est accompagné durant le travail de prononciation. On assimile le texte par mimétisme : la cheffe de chœur nous dicte le texte avec la bonne prononciation et on essaye de le ”copier”. Pour ma part, je transcris les mots en phonétique, et ensuite je les retiens visuellement ; je les photographie en quelque sorte. » Ambre, sa collègue de pupitre, est, elle, à la Maîtrise depuis huit ans. Au fil des répertoires chantés, aborder une nouvelle langue devient, selon elle, de moins en moins difficile : « J'ai pris l'habitude de m'intéresser à de nouvelles sonorités. Au début, j'étais un peu fermée, ça me bloquait. Maintenant, ce n'est plus le cas. J'ai appris de nouvelles manières de placer ma bouche, de telle ou telle manière, afin de prononcer des consonnes qui n'existent pas en français. » Ainsi outillés, les élèves passent avec beaucoup plus de facilité du latin au suédois, par exemple, la langue maternelle de la directrice musicale de la Maîtrise, Sofi Jeannin. « Les enfants et les jeunes sont des imitateurs très impressionnants » confie la cheffe franco-suédoise, qui a fait de la pédagogie du chant choral en langues étrangères son cheval de bataille. « Le répertoire nordique, des Pays baltes ou de l’Europe centrale est très riche et très formateur pour de jeunes voix, et il serait dommage de passer à côté, sourit-elle. Pour l’aborder, comme d’ailleurs tout répertoire en langue étrangère, il y a évidemment le mimétisme. Avec les jeunes de la Maîtrise, nous avons ce privilège de pouvoir entrer dans le détail parce nous les voyons souvent : nous pouvons travailler la compréhension du texte et, dans le même temps, entrer dans les spécificités de chaque langue. On se base autant sur l'oreille, l'audition et la reproduction, que sur la lecture. » Sans oublier l’esprit et la couleur spécifique d’une langue, qui passe par l’apprentissage de quelques phrases de base : « Entrer dans une langue étrangère, c’est aussi savoir dire ”Bonjour, au revoir, merci”. Et compter au moins jusqu'à trois. Cela fait rêver, voire voyager » s’enthousiasme Sofi Jeannin.
Parler et chanter, ce n’est pas la même chose
Parler une langue ne signifie pas forcément la chanter correctement. « La diction est, en effet, une discipline à part entière dans le chant, explique Sofi Jeannin. Même si l’on est français, chanter dans sa langue maternelle de manière intelligible implique d’en connaître les règles de base. Certaines langues comme l’anglais sont plus proches des jeunes parce qu’omniprésentes dans le quotidien, tandis que d’autres devront être minutieusement disséquées. Pour rendre une langue intelligible, on met chaque syllabe, chaque phonème sous la loupe et on les travaille pour placer la voix. Notre point de départ sera l’émission des voyelles basée sur le chant en italien. A partir de cette base, et en fonction de la langue ciblée, nous travaillerons nos consonnes et notre façon de projeter par rapport au rôle du palais, au placement et au mouvement de la langue. Avec les maîtrisiens, nous pouvons aborder des détails linguistiques très techniques, de la même façon que nous abordons les doubles croches et les soupirs. » La diction est notamment abordée en cours de chant, et cela dès premières années de formation. « Lorsque l’on travaille une nouvelle œuvre, explique Dominique Moaty, professeure de chant à la Maîtrise de Radio France, on commence par lire le texte dans la prononciation correcte, quelle que soit la langue. Les règles de phonétique sont abordées simultanément, et évidemment, en plus de bien prononcer les phonèmes, il faut les placer sur les bonnes notes et y rajouter l’interprétation. » Les élèves s’initient aussi à la physiologie de la voix, à la production et à l’émission des sons. Une épreuve en diction phonétique évalue leur aptitude à déchiffrer et chanter correctement en trois langues : allemand, anglais et italien, sur des textes choisis par les professeurs. « Notre objectif est de donner des bases aux jeunes pour qu’ils puissent déchiffrer de façon autonome les trois langues principales du répertoire choral qu’ils ont abordées » poursuit Dominique Moaty. Une première lecture est faite en cours, avec le professeur. « On fait une première analyse du sens et de l’interprétation que suggère le texte. Mais il est très important de poursuvire ce travail chez soi, » souligne Rose, à la Maîtrise depuis sept ans, et qui a élaboré une méthode appliquée à chaque nouvelle œuvre : « J’utilise souvent des sites de traduction : je tape le texte, je le fais lire par l’intelligence artificielle et le note après sur ma partition. Pour la prononciation des phonèmes particuliers, il faut tout noter, vu qu’elle change souvent complétement par rapport à nos voyelles. Nos partitions sont souvent extrêmement annotées. » Le travail en tutti sera une étape décisive. Il s’agira d’uniformiser la prononciation de tous les chanteurs et chanteuses et de les guider dans la justesse et l’interprétation, un travail qui réclame beaucoup de temps et de répétitions. « Nos professeurs de chant nous reprochent souvent de ne pas bien connaître le sens des textes, poursuit Rose. Or, bien comprendre ce que l’on chante est indispensable pour pouvoir ressentir et transmettre l’émotion. »
Parlez-vous elfique ?
Les chefs de chœur et la directrice musicale travaillent les langues les plus chantées : le latin, l’allemand, l’italien, ainsi que l’anglais et les langues scandinaves. Pour les langues plus éloignées comme le hongrois, le tchèque ou le russe, Sofi Jeannin fait appel à des coachs spécialisés. « Pour s’imprégner d’une langue, il très intéressant d'entendre quelqu'un dont c’est la langue maternelle. Cela donnera une tout autre couleur à l’interprétation » explique la cheffe. Qui ajoute en plaisantant : « Pour la langue elfique, en revanche, il sera difficile de trouver les locuteurs natifs… » Mais Sofi Jeannin est la mieux placée pour guider les maîtrisiens dans l’interprétation de cette partition oscarisée : au début des années 2000, elle chantait au sein des London Voices, le chœur qui a enregistré la bande originale de la trilogie, sous la direction de Howard Shore en personne. « J’ai le souvenir d’une langue très vocale à la couleur archaïque, présentant beaucoup de similitudes avec l'islandais et le gallois, leurs consonnes non-voisées, un ”th” proche du ”t”’ en anglais avec la langue qui dépasse les dents, et un ”r” roulé. » Et même si l’islandais et le gallois ne font pas partie des langues les plus familières des maîtrisiens, la cheffe ne doute pas un instant que les élèves sont outillés pour relever le défi. « Il suffit de leur donner quelques clés, quelques arrêts sur l’image, et l’aventure peut commencer. »
Suzana Kubik