Avec l’Orchestre National de France et le Janoska Ensemble, le passage vers 2025 est l’occasion de fêter le bicentenaire de la naissance de Johann Strauss fils : un maître de la musique légère à prendre très au sérieux.
Le regard des maîtres de la musique sérieuse sur les artisans du répertoire léger a souvent été mêlé de dédain, de petites phrases assassines teintées d’une forme de jalousie face au succès de leurs collègues produisant de la musique facile. Ainsi de Beethoven qui se désolait que ses éditeurs, avides de Rossini, refusent ses partitions, ou de la fameuse saillie de Stravinski : « Vivaldi, le compositeur qui a écrit quatre cents fois le même concerto ». L’ironie a davantage de saveur encore lorsqu’elle intervient entre compatriotes. Pierre Boulez, au moment de suggérer le nom de Patrice Chéreau pour le Ring du centenaire en 1976 à Bayreuth, n’avait pu s’empêcher d’asséner un petit coup de sabot à Offenbach : « Patrice n’avait jusque-là mis en scène que deux opéras, dont Les Contes d’Hoffmann, qui ne sont pas grand-chose, malgré Hoffmann… »
Ce trait d’esprit n’est pourtant pas toujours la règle. Il existe même un contre-exemple le long du Danube, autour de Johann Strauss fils, qui fit une remarquable unanimité jusque dans les sphères les plus élitistes. Il n’y eut guère que l’intraitable Mahler pour refuser sur le fond « d’admirer les valses comme des œuvres d’art », tant les esprits les plus intransigeants de la musique savante germanique ont témoigné un respect sincère à Strauss. Jusqu’aux maîtres de la Seconde École de Vienne, les plus radicaux de leur temps, les plus à même de tourner le dos à la musique du passé.
Qu’il s’agisse du maître Arnold Schoenberg ou de ses disciples Alban Berg et Anton Webern, tous tenaient en la plus haute estime celui qui symbolisait pourtant la quintessence de la Vienne bourgeoise dont ils cherchaient à s’affranchir. Le trio accepta sans barguigner l’héritage de la valse, si facile à railler à l’époque du modernisme à tout crin. Webern, qui chérissait Schubert au point d’orchestrer les Danses allemandes, voyait en Strauss un continuateur. « C’est une musique si fine, si délicate. Je comprends désormais que Johann Strauss est un maître » écrivait-il en 1912 dans une lettre à Schoenberg, alors qu’il était contraint de diriger des opérettes pour gagner sa vie. À la fin des années 1920, quand sa carrière au pupitre prend de l’ampleur, en bon ambassadeur de la musique viennoise, Webern continue à diriger Strauss, jusqu’au Royaume-Uni, et aux côtés de la Musique d’accompagnement pour une scène de film de son mentor. Pour les besoins de l’éphémère Société d’exécutions musicales privées fondée en 1918 pour promouvoir la musique nouvelle, les trois Viennois avaient déjà commis de merveilleux arrangements de valses pour formation réduite – quatuor à cordes, piano et harmonium. Berg se vit confier Aimer, boire et chanter, Webern la Valse du trésor, et Schoenberg Roses du sud et Les Lagunes, avant de reprendre sa plume d’arrangeur à l’occasion du centenaire Strauss en 1925, pour la Vaise de l’Empereur, dans le même effectif avec flûte et clarinette mais sans harmonium.
D’un autre acabit car émanant d’un contemporain, l’opinion de Wagner, qui avait pourtant la dent dure, étonne quant à une esthétique aux antipodes de la sienne : « une simple valse de Strauss surpasse, par la grâce, par la finesse, par le soutenu réellement musical, la plus grande partie des ouvrages de fabrication étrangère laborieusement élaborés. » Ou encore, sous forme de jugement ultime : « Strauss, le cerveau le plus musical qui fût jamais. »
L’estime peut aussi déboucher sur une improbable amitié. Face aux Valses à quatre mains op. 39 de Brahms, l’influent critique Eduard Hanslick s’étonnait : « Brahms le sérieux, le taciturne, écrire des valses… aussi nordique, protestant et peu mondain qu’il est. » Claude Rostand enfonce le clou : « L’été, Brahms aimait passer ses après-midis avec l’un des musiciens qu’il aimait le plus, Johann Strauss. » À un ami qui s’apprêtait à découvrir Vienne, l’auteur du Requiem allemand devait écrire : « Il faut que vous alliez au Volksgarten. Le vendredi soir, Strauss y conduit ses valses. C’est un tel maître de l’orchestre que l’on ne perd pas une seule note de chaque instrument. » Sur ses vieux jours, chaque été, dans son petit appartement de la vallée de la Traun à Bad Ischl, Brahms reçoit Strauss, et le 13 mars 1897, trois semaines avant de mourir dans la capitale, il consacre sa dernière sortie publique à l’ultime opérette du compositeur viennois, La Déesse Raison. Cinq ans plus tôt, c’est à Brahms que Strauss avait dédié sa valse Seid umschlungen, Millionen !, dont le titre fraternel provient de l’Ode à la Joie de Schiller – et fait naturellement écho à la Neuvième de Beethoven.
Le témoignage le plus émouvant reste lié à Alice Strauss, la belle-fille, qui, demandant un autographe à Brahms, voit son éventail couvert des premières mesures du Beau Danube bleu suivies des mots « malheureusement pas de Johannes Brahms ! ». La providence a voulu que les deux hommes, morts à exactement quatorze mois d’intervalle, soient enterrés côte à côte au Cimetière central de Vienne.
Yannick Millon