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Georges Delerue, la vibration magique à l'image

Publié le mer 26/02/2025 - 12:00
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Film : Le mépris (1963) - Photo : Les Films Concordia - Rome Paris Films
Film : Le mépris (1963) - Photo : Les Films Concordia - Rome Paris Films
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En deux soirées, à l’occasion du centenaire de sa naissance, l’Orchestre National de France et l’Orchestre Philharmonique célèbrent le compositeur aux 300 B.O. 

« À la fin des années cinquante, il y avait deux écoles : une tendance à écrire une musique extrêmement fidèle à l'action, une autre qui encourageait un détachement, une distanciation par rapport à l'image. Personnellement, j'ai préféré m'engager dans la seconde voie. » Voilà comment le grand Georges Delerue résumait son statut de rénovateur musical, galvanisé par l'effervescence d'une nouvelle génération, celle des cinéastes de la Nouvelle Vague, ses frères d'armes et d'invention. Avec eux, Delerue a assis sa renommée de compositeur raffiné et très français, grâce notamment à trois partitions blasons qui lui ont ouvert les portes du cinéma international (Jules et Jim, Le Mépris, Le Roi de cœur). Malgré sa trajectoire prodigieuse, de son Roubaix natal aux collines d'Hollywood, ses trois cents bandes originales, son Oscar, ses collaborations avec Truffaut, Godard, Bertrand Blier, John Huston ou Oliver Stone, Georges Delerue est toujours resté l’homme simple et discret de ses débuts. Pendant plus de trente ans, il a sincèrement épousé le cinéma français, anglais et américain dans sa pluralité. Jamais il n’a tenu compte de cette barrière caricaturale artificiellement dressée entre cinéma d’auteur et cinéma spectacle. D’ailleurs, dans quelle mesure ses dix-sept longs-métrages avec Philippe de Broca ne relèvent-ils pas du cinéma spectacle d’auteur ? Mélomane forcené, le tumultueux metteur en scène Ken Russell analysait joliment leur fraternité : « Delerue possède une qualité rare, celle de transfigurer votre travail. Si vous voulez du soleil et que vous avez la pluie, il fait briller le soleil. Seuls Dieu et Georges peuvent accomplir ce type de miracle ! »  

Au cinéma, l'œuvre deleruesque fuit l’uniformité au profit d'esthétiques variées et complémentaires : un goût pour les valses des faubourgs flirte avec un sens personnel du pastiche pour les musiques d'époque, notamment celles du Moyen-Âge et de la Renaissance. Comme si Delerue ne possédait pas un mais plusieurs visages, à la façon de certains dieux hindous. À l’intérieur d’une même partition, un lamento pour violoncelle peut s’encanailler auprès d’une java un peu allumeuse. Cette versatilité, pleinement assumée, révèle la personnalité -ou plutôt les personnalités - d’un créateur d’origine modeste, qui a appris le langage de la musique, s’est passionné pour son histoire, s’est grandi au contact de hautes figures du siècle passé, comme Darius Milhaud, l’un de ses maîtres. « Dans le cinéma, insistait-il, j'ai toujours trouvé stimulant de voyager d'Alain Cavalier à Gérard Oury, ce qui préserve de la sclérose. Il faut aborder chaque projet sans idée préconçue, ni esthétique pré-déterminée. » Est-ce d'ailleurs un hasard si, quand le film l’autorise, Delerue radicalise son écriture, prouvant au passage qu’il est également un compositeur de son temps ? Il en résulte quelques partitions au lyrisme noir (L'Important, c'est d'aimer, Quelque part quelqu'un, Police Python 357), s'ouvrant sur de larges pans d'angoisse... aux antipodes de Trois petites notes de musique.  

Aujourd'hui, on mesure à quel point l’héritage de Delerue est considérable chez les compositeurs du nouveau monde, à commencer par Alexandre Desplat : « Ce que j'admire chez Georges, c'est sa clarté, sa vibration magique à l'image, sa capacité à générer des émotions hors du commun. » Côté cinéastes, dans le sillage de Scorsese (Casino), il est réjouissant de voir sa musique contaminer les images de Wes Anderson (Fantastic Mr. Fox, The French Dispatch), Valérie Donzelli (La Guerre est déclarée) ou Noah Baumbach (Frances Ha). En clair, les metteurs en scène du XXIe siècle offrent une belle postérité à l’écriture de Delerue, lui permettent de magnifiquement traverser le temps. 

En 2025, Radio France célèbre le centenaire de sa naissance en deux actes, en équilibre entre musiques de concert et musiques de films, entre standards inoxydables (Cartouche, Radioscopie, le Grand choral de La Nuit américaine, Le Dernier métro) et compositions moins exposées, plus secrètes (Calmos pour basse chantante soliste, Jamais plus toujours). Au-delà de suites thématiques (de Broca, Truffaut, Agnès Varda, les années télévision), l'un des points d'orgue sera le Concerto de l’adieu de Diên Biên Phu : une musique de film pensée comme une œuvre de concert. Sur un fil entre douleur et passion, cette pièce concertante pour violon et orchestre sera le chant du cygne de Georges Delerue pour le cinéma français, au cœur de l'hiver 1992. « A aucun moment, mélancolisait le cinéaste Pierre Schoendoerffer, je n'ai imaginé que ce Concerto de l'adieu serait aussi le sien. » En 2025, ces deux concerts ont une valeur de symbole : c'est lutter contre le temps qui rétrécit, contre la mémoire qui s'érode. C'est enfin une manière obstinée et enthousiaste de continuer à conjuguer Georges Delerue au présent.  

Stéphane Lerouge 

Film : Le mépris (1963) - Photo : Les Films Concordia - Rome Paris Films

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Georges Delerue, un géant du cinéma

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