Rencontrée sur son terrain, à vienne, Olga Neuwirth ne privilégie guère les lieux les plus touristiques. C’est au parc du prater, au milieu des trains fantômes de son enfance, qu’elle souhaite nous servir de guide – et dans les égouts de la ville, en souvenir d’une folle équipée de jeunesse, lorsqu’elle avait poussé une porte oubliée du Konzerthaus. Olga Neuwirth n’est pourtant pas une viennoise de naissance.
Vous êtes née en 1968 à Graz. Dans quel environnement viviez-vous ?
Je suis née à Graz parce qu’il n’y avait pas d'hôpital dans la campagne où nous habitions. Mes parents faisaient partie d'un cercle d'artistes : j'ai grandi au milieu d’écrivains, d’artistes visuels, surtout des cinéastes, dans un esprit plutôt hippie, marqué par la folie des années 68. Ma sœur et moi étions attentives à tout ce qui se passait, c'était très créatif. C’est sans doute pour cette raison que j’ai toujours eu un problème avec le monde de la musique classique : je n'ai jamais appris à me comporter correctement. Enfants, nous étions plutôt sauvages. Il faut imaginer ce qu’était l’Autriche dans les années 60 : un pays gris, conservateur à tous points de vue, pétri de conventions, dans la société comme dans la musique. À cette époque, la femme devait obéir à son mari – même ma mère ! Le père prenait toutes les décisions, et les enfants ne pouvaient voyager à l’étranger qu’avec lui : nous étions inscrites sur son passeport. La condition féminine a commencé à évoluer ensuite, sous les mandats du chancelier Kreisky (1). Mais lorsque j’ai commencé à me faire connaître comme compositrice, le pays était incroyablement misogyne. Et comme j’avais été élevée totalement à contre-courant, cela n’a pas été facile.
Le fait que votre père soit musicien de jazz était-il déjà une forme de subversion ?
Oui, précisément parce que le père doit toujours suivre le chemin de son propre père. Je viens d'une famille d'avocats, et mon père aurait dû devenir le plus jeune juge d'Autriche. Il a fait des études de droit, mais il a refusé d’en faire son métier, et cela a été un énorme scandale. Son père ne lui a plus jamais adressé la parole. Devenir musicien de jazz, dans les années 60, c’était évidemment une subversion.
Est-ce pour la même raison que, toute jeune, vous avez voulu jouer de la trompette ? Était-ce dû à l’influence de votre père, et à l’écoute de Louis Armstrong ou Miles Davis ?
Mon père avait eu une formation de pianiste classique dans son enfance, il a même donné des concerts, jeune. Il travaillait le piano à la maison, il jouait du Moussorgski, notamment, ce qui n’est pas de la musique facile. Je me glissais sous le piano. La maison était toujours pleine de musiciens, qui venaient de toutes les régions du monde et appartenaient à toutes sortes de milieux sociaux, de religions et d’origines politiques. J’ai beaucoup écouté de musique, principalement du jazz, de la pop, du Zappa. En ce qui concerne la trompette, c’est mon choix – mon père voulait que j’apprenne le saxophone. J’étais fascinée par le son de trompette de Miles Davis, avec la sourdine Harmon, très proche du micro, ce qui engendrait une sonorité particulière. Petite fille, prétentieuse comme je l’étais, je voulais devenir une sorte de Miles Davis au féminin. Cela dit, mon père, d’une certaine manière, avait raison de vouloir que j’apprenne le saxophone, car j’ai eu un très grave accident de voiture, j’ai eu la mâchoire brisée. Je ne pouvais plus jouer de trompette – mais j’aurais pu jouer du saxophone ! La loi du père aurait donc, encore, prévalu. En tout cas, c’est ainsi que j’ai perdu mon instrument, mon accès direct à la musique.
En conservez-vous un certain regret ? Ou cela appartient-il désormais au passé ?
Je ne sais pas si j’aurais fait carrière comme trompettiste, mais il me manque la possibilité de faire de la musique moi-même, directement. Il faut dire que je possède une double personnalité. Je suis toujours assez timide, ce qui est bien pour la composition. Mais la présence physique du corps, sur scène, me manque. Et je suis aussi d’une nature qui porte à l’humour. J’aurais peut-être pu faire une carrière à la Miles Davis, mais dans un esprit plus humoristique.
Quand faites-vous le choix de la composition ?
C’est arrivé après la perte de mon instrument. Le directeur de l'école de musique où j’étudiais, en Styrie, au sud-ouest de l’Autriche, là où j’ai grandi à la campagne, a décidé que je ne devais pas adopter un autre instrument. Il se trouve que nous avons alors reçu la visite du compositeur Hans Werner Henze. Son projet était de prouver que tous les jeunes avaient de la créativité en eux. C'est ainsi que je suis arrivée dans le monde de la « nouvelle musique ». C’est par Henze que j’ai compris l’aspect politique de la musique. Ma famille était engagée en politique, mais pas dans le domaine musical.
Est-ce par l’intermédiaire de Henze que vous avez connu Luigi Nono ?
Dans un premier temps, grâce à Henze, je me suis surtout intéressée à Hanns Eisler et Paul Dessau, et à toute cette lignée du lied politique. En suivant cette direction, je me suis penchée sur la musique de Luigi Nono et son implication politique. C’est ainsi que je me suis retrouvée toute seule, dans un train, à l’âge de quinze ans, pour me rendre à Venise, afin d’assister à la première de son Prometeo, à l’église San Lorenzo, en 1984 !
Vous êtes partie aux États-Unis très jeune, pour y étudier non seulement la musique, mais aussi le cinéma et les arts plastiques. Possédiez-vous déjà en vous l’envie de produire une forme de synthèse en réunissant différentes disciplines artistiques ?
Pour moi, c’est un point central ! Aujourd’hui, on voit beaucoup de manifestations qui pratiquent la pluridisciplinarité. Mais en ce qui me concerne, c’était déjà très clair pour moi, d’une part du fait du milieu dans lequel j’ai grandi, et d’autre part, par intérêt personnel. Je me suis tournée très tôt vers la musique, le cinéma et les arts visuels parce que je suis une personne synesthésique : en réalité, cette interaction interdisciplinaire a toujours fait partie de moi.
Vous avez vécu deux ans aux États-Unis. N'aviez-vous pas envie d'y rester ?
Je voulais rester à San Francisco : on était à la fin des années 80, donc quelques années après le meurtre de Harvey Milk (2). Ce milieu queer n'existait pas du tout en Autriche. Tout était proche de mes préoccupations. En dehors de ce que j’ai étudié et appris musicalement et esthétiquement, dans la peinture et le cinéma, je m’étais inventé une vie sociale totalement nouvelle. Mais je ne pouvais pas me le permettre longtemps : en effet, j’avais pu financer mon séjour américain grâce à mon accident de voiture et à l’argent qui m’avait été versé – que j’ai dépensé à l’étranger ! Au bout d'un an et demi, sans argent, j'ai dû rentrer, bien involontairement, à Vienne, qui était vraiment un désert artistique. Certes, il y avait la musique. Et dans un autre domaine, il y avait tout de même Elfriede Jelinek (3).
C’est à ce moment-là, à Vienne, que vous rédigez un mémoire de maîtrise sur L’utilisation de la musique dans le film L’Amour à mort d’Alain Resnais ; or, cette musique est signée Hans Werner Henze.
Enfant, j’étais très cinéphile, et je m'intéressais particulièrement au cinéma français. Je connaissais les films de Resnais, et j’avais remarqué le nom de Hans Werner Henze au générique. Aussi, quand j’ai rencontré Henze, il m’a beaucoup parlé de Resnais et de la collaboration entre le cinéma et la musique. D’où le sujet de mon mémoire.
Vous avez cité le nom d’Elfriede Jelinek, avec qui vous avez collaboré à plusieurs reprises. Comment l’avez-vous rencontrée ?
C’est encore par l'intermédiaire de Henze, car il avait intégré Elfriede Jelinek dans son projet pour notre école de musique. Elle devait travailler sur les textes avec des étudiants, et nous, jeunes compositeurs, devions écrire la musique. C'est ainsi que je l'ai rencontrée pour la première fois. Puis, je suis partie à San Francisco. Et quand je suis revenue à Vienne, je suis passée devant le Café Museum, dans le quartier de l’Opéra, et je l’ai aperçue à l’intérieur ! Je suis allée la voir et nous sommes devenues amies. Cela ne peut pas être une coïncidence.
À partir de là, vous allez collaborer régulièrement avec Elfriede Jelinek, mais vous n’en avez pas tout à fait terminé avec votre parcours de formation, puisque vous venez à Paris pour étudier à l’Ircam, notamment avec Tristan Murail. Qu’est-ce que ce compositeur, et plus généralement les musiciens du courant dit « spectral », vous ont apporté ?
Je tiens d’abord à préciser que je suis toujours reconnaissante à la France, car il n’existait pas de bourse en Autriche pour étudier à Paris. J’ai donc bénéficié d’une bourse de l'État français. Cela en dit long sur l’attitude autrichienne à l'égard de la musique nouvelle. J'avais déjà fait la connaissance de Tristan Murail lors d’un stage en Hongrie, et j’ai senti que j’avais besoin d’étudier de plus près la question de la musique mixte, qui marie l’électronique et la musique instrumentale. Nous sommes devenus amis et j’ai pris des cours particuliers avec lui. C’est une approche différente de celle de Luigi Nono. J’aime toujours autant la musique de Nono aujourd’hui, mais j’avais besoin d’élargir mon univers en matière d’instrumentation et d’orchestration. J’ai pu intégrer dans ma musique toute cette richesse de couleurs que l’on trouve dans les pièces de Tristan Murail ou de Gérard Grisey.
Vous avez déjà évoqué votre amour de la scène, qui s’est exprimé très tôt dans votre catalogue, avec plusieurs ouvrages lyriques – le dernier en date, Orlando, ayant été créé à l’Opéra de Vienne en 2019. Avez-vous tout de suite compris que ce monde qui mêlait la musique, le texte et la scène serait pour vous une sorte d’idéal artistique ?
J’ai été assez naïve de considérer depuis toujours que c’était la forme idéale pour moi, en effet. Je viens de là, du théâtre musical. Pour moi, cela va de soi de tout envisager comme un ensemble – même s’il ne s’agit pas d’une œuvre d’art universelle entièrement allemande, comme chez Wagner. Ayant intégré toutes les autres formes théâtrales dans ma tête, je ne peux pas vraiment séparer ma musique du théâtre. Cela s’est révélé problématique car ma vision implique non seulement la musique, mais aussi les formes théâtrales, le cinéma, la lumière, pensés ensemble pour créer un tout.
Après Wagner, dans cette idée d’œuvre d’art totale, je pense à Karlheinz Stockhausen. A-t-il exercé une influence sur vous ?
Pas en tant que personne, mais en tant qu'artiste. Toutefois, il y a une grande différence entre lui et moi : ce que l’homme peut faire, la femme ne doit pas le faire. Quand j’ai commencé à me faire connaître, j’étais très jeune, j’avais une vingtaine d’années et j’avais déjà ces idées idiosyncrasiques : je voulais tout penser comme un tout. Mais il y avait cette frontière, cet interdit. Stockhausen était respecté, il a pu mettre cela en œuvre, car il pouvait non seulement croire en sa créativité, mais il avait aussi le pouvoir de la vendre aux organisateurs afin de réaliser sa propre vision. Pour ma part, je n’ai pas oublié les réactions que nous avons dû affronter, Elfriede Jelinek et moi, à propos des premières pièces que nous avons écrites ensemble. Ces réactions sont documentées. Je me souviens de cette lettre qui disait : « deux femmes, c’est trop ! ». Le fait que deux citoyennes de ce petit pays, l’Autriche, osent voir leur créativité se réaliser, avec un contenu politiquement critique et un humour sarcastique, c'en était trop, tout simplement. On nous a jetées partout.
La différence entre Stockhausen et vous réside aussi dans le fait que lui pensait l’unité de son œuvre grâce à une sorte de formule générative, tandis que vous avez toujours affirmé votre goût pour le montage, l’hybride et l’hétérogène.
Oui, c’est une différence essentielle. C'est peut-être aussi une différence de génération. Pour moi, il s'agit toujours de diversité, la plus grande possible, d'espaces ouverts et de ruptures. L'ensemble est composé de parties hétérogènes, dans une forme fluide. Je suis plus proche de Georges Perec, qui reste l'une de mes idoles, dans l’idée d’une intertextualité. La forme peut être universelle, mais elle ne révèle pas une seule pensée. Le tout est constitué à partir d’éléments hétérogènes.
Je voudrais évoquer une personnalité qui appartient à la même génération que Stockhausen, et que vous aimez beaucoup : Pierre Boulez. Bien sûr votre œuvre est radicalement différente de la sienne, qui vient d’une pensée sinon formaliste, du moins structuraliste à une certaine époque, mais vous témoignez toujours d’une grande affection envers la personne – même si vous trouvez qu’il conduisait beaucoup trop vite !
C’est vrai que nous nous entendions très bien, ce que certains ont du mal à croire. Boulez était toujours très chaleureux avec moi, je crois qu’il voyait en moi quelqu’un qui remettait en question les normes. Il savait aussi manier la diplomatie, beaucoup plus que moi. Mais je ne pense pas qu’il ait vraiment aimé ma musique – en tout cas, aujourd’hui, à y réfléchir, je ne le crois toujours pas. Nous avons eu de nombreuses discussions, il s’intéressait à la manière dont j’essayais de procéder différemment dans ce monde de l’industrie musicale. On échangeait pendant des heures. Et puis, un jour, je suis tombée sur un livre merveilleux dans sa bibliothèque : Brevets d’invention tout à fait insolites (4). Il s’agit d’inventions qui ne fonctionnent pas, mais qui sont décrites telles qu’elles devraient fonctionner, mathématiquement, exactement. C’est une idée surréaliste ! Nous en avons parlé longuement, c'est un bon exemple de l’endroit où nous nous sommes trouvés. Je dois aussi raconter une histoire qui illustre notre différence d’attitude dans la vie – c’était vraiment un gentleman. Là où certains m’auraient tout simplement mise au coin, Pierre Boulez agissait beaucoup plus finement. Il y a des témoins de cette soirée, Elfriede Jelinek était là, notamment, à la première viennoise de ma pièce Clinamen / Nodus, qui était une commande pour le 75e anniversaire de Pierre Boulez, en l’an 2000. C’était le jour de l’accord de la coalition gouvernementale « noire-bleue » avec le parti d’extrême-droite FPÖ. Je portais une sorte de brassard avec un ruban noir. Et quand je suis venue sur scène pour saluer le public du Konzerthaus bondé, quelques personnes ont remarqué mon brassard et se sont approchées de moi de manière agressive. Je voulais m’adresser au public, directement, mais Boulez m’a rappelée sur scène, et il m’a mise d’autorité sur le podium du chef, derrière le garde-corps – je ne pouvais plus aller nulle part ! C’était sa manière de me protéger, en toute discrétion.
Dans le cadre du festival Présences, on découvrira une nouvelle pièce que vous avez intitulée Tombeau, dédiée à Pierre Boulez. S’inscrit-elle dans cette tradition du tombeau que les compositeurs dédient à leurs illustres prédécesseurs, et comporte-t-elle des références musicales à l’œuvre de Boulez ?
En fait, j’ai composé deux pièces pour le centième anniversaire de la naissance de Pierre Boulez. Tombeau II, pour orchestre, sera créé à Londres en janvier, et se réfère aux Notations de Boulez. Tombeau I, pour orchestre et bande, qui sera créé à Paris à Présences, ne fait référence à Boulez qu’indirectement, à travers son intérêt pour le phénomène du temps chez Wagner. La bande utilise un court fragment de son enregistrement de Parsifal de Wagner, mais considérablement
étiré, pour mettre en valeur le tissu harmonique. L’élongation du flux temporel en fait une sorte de musique funéraire.
Puisque vous évoquez la question du temps musical, je voudrais revenir sur des questions de forme. Dans votre opéra Orlando, on traverse plusieurs siècles, plusieurs univers, plusieurs genres, plusieurs histoires. On croise des myriades de personnages et l’on se pose de nombreuses questions, sur le monde aujourd’hui, sur la guerre en particulier. À partir du moment où l’on ne se contente pas d’exploiter des procédés anciens éprouvés, comment réinventer une forme cohérente, unificatrice, avec une telle hétérogénéité de langage ? Comment concilier ces apparents contraires ?
Je reviens toujours à cette idée de Georges Perec, qui permet de tout embrasser. En tant qu’artiste, vous pouvez permettre que l'histoire, le passé et le futur ne fassent qu'un, ce qui crée de l'hétérogénéité. C'est sans doute plus facile dans le domaine littéraire, car on peut toujours déceler des références qui fonctionnent comme des boucles temporelles, qui se répètent, même si elles portent un autre nom. D’une certaine manière, c'est toujours le même livre mais il est toujours différent. C'est aussi pour cela que j'ai choisi le sujet d’Orlando, car il reflète ma conception globale de l'art. Je pense qu'il existe des façons diverses de vivre, de penser, d'exister et de faire de l'art. Je suis plutôt maximaliste, en tout cas je suis loin des minimalistes. Je sais que c’est un défi de taille et que les nombreuses questions que je pose montrent autant que ce qu’elles cachent. Quand j'étais jeune, tout cela était si fort, si dense, que cela m’empêchait presque de respirer. Avec l’âge, les questions sont les mêmes, mais d’une façon un peu plus détendue.
Le politique est toujours très présent dans votre œuvre, même si l’on s’éloigne de la manière de Luigi Nono. En février 2000, au moment de la formation de la coalition « noire-bleue » que vous évoquiez, vous écriviez : « J’aimerais m’adresser à des hommes conscients de leur pensée, pensant par eux-mêmes et qui cherchent par-dessus tout dans la musique et dans l’art le reflet de l’homme en quête, bien décidé à saisir l’habituel, à dépasser le pouvoir et à se plonger dans l’inconnu pour s’en retrouver plus ouvert et plus tolérant envers ce qui l’entoure ». Signeriez-vous encore ces lignes aujourd’hui ?
C’est une belle vision, même si la situation politique montre le contraire. Mais je veux continuer à y croire, sinon on ne peut tout simplement pas vivre. Les élections en Autriche viennent de montrer, une fois de plus, que l’on se retrouve dans une sorte de confort meurtrier, où l’on espère que ce qui est vieux et connu peut nous protéger de tout, où l’on ne fait pas preuve d'ouverture ni d’indépendance d’esprit, et où l’on attend un nouveau Führer qui nous manipule et nous oriente dans la bonne direction. Nous, Autrichiens, avons toujours été les plus rapides à cet exercice, et je trouve cela triste. L’espoir dont je faisais preuve en l’an 2000 s'est bien assombri.
Au festival Présences, on entendra, en création française, la version complète de votre Hommage à Klaus Nomi, une œuvre qui vous a suivie pendant de nombreuses années. Pourquoi y êtes-vous revenue ? Est-ce une fascination pour le personnage de Nomi, pour ce qu’il chante, pour sa voix ?
Je me souviens de mon émotion, la première fois où j’ai entendu cette voix dans la chambre de mon père. Il venait d’acheter le disque, c’était quelques années avant la mort de Klaus Nomi – il a été l’une des premières victimes célèbres du sida, en 1983. Quand je l’ai découvert, j’avais une douzaine d’années et j’étais fascinée par cette voix hybride de contre-ténor : était-ce un homme ou une femme ? Et cette voix de contre-ténor était vulnérable. J’aimais aussi son intérêt pour différents genres de musique, il faisait référence à Purcell et à Schumann, et comme il vivait à New York, il était en contact avec la scène pop-rock. Je pense que c'est une bonne image de ma musique et peut-être aussi de moi-même. Klaus Nomi reste une figure artistique insolite, et l’on peut aussi tisser des liens avec le dadaïsme et le surréalisme qu’il incarnait sur scène, comme une sorte d’extraterrestre artificiel.
Dans le répertoire de Klaus Nomi, on trouve aussi un lien avec Friedrich Hollaender, le compositeur de la chanson qu’interprète Marlene Dietrich dans L’Ange bleu, Ich bin von Kopf bis Fuß auf Liebe eingestellt, que l’on connaît aussi en anglais sous le titre Falling in Love Again.
Oui, mais Nomi transforme la belle valse de Hollaender en une marche, c’est comme une remise en question de l’amour...
Avec Hollaender, nous revenons à vos premières amours musicales pour Hanns Eisler et Paul Dessau, à toute cette tradition du cabaret berlinois, qui est à la fois très emblématique de l’Allemagne dans ce qu’elle a de plus créatif, mais aussi toujours un peu grinçante.
Il ne faut pas oublier que Klaus Nomi, lorsqu’il se produisait à ses débuts au Komische Oper de Berlin, interprétait à l’entracte des chansons de cabaret qui reprenaient cette tradition berlinoise des années 1920, dans un type d’orchestration dans le style de Eisler. Nomi aimait cette idée d’une autre Allemagne. C’est une question qui m’intéressait aussi beaucoup, adolescente : à 16 ans, quand il y avait encore le Mur, j’allais à Berlin-Est pour me procurer des enregistrements originaux de ce répertoire. J’achetais les disques de Lotte Lenya (5), c’était pour moi le symbole d’une autre sonorité, d’une autre façon de penser la politique et l’Allemagne. C’était un milieu, un environnement essentiel. Cette chanson politique, pleine d’ironie et de sarcasme, et ce type d’orchestration, cela me fascinait totalement. J’ai toujours voulu faire cela. J’ai retrouvé cette ironie et ce sarcasme chez Jelinek, mais cela provient évidemment de cette tradition de la chanson politique des années 1920.
Lorsque l’on regarde votre catalogue d’œuvres, on est frappé par le nombre de pièces qui ont un lien fort avec la littérature, avec d’autres formes d’art ou d’autres expressions musicales. Pour ne prendre que quelques exemples en lien avec le programme du festival Présences, on voit par exemple locus...doublure...solus, qui évoque Raymond Roussel, Un posto nell’acqua, qui fait référence à Herman Melville, ou encore Eleanor Suite, qui se souvient de Billie Holiday.
locus...doublure...solus est une pièce très importante pour moi : j'adore l’œuvre de Raymond Roussel et j’y trouve également de nombreuses similitudes biographiques, notamment une obsession pour les chiffres et pour le fait de se confronter à une même chose, mais toujours différemment. Michel Foucault dit à son propos qu’il emploie un processus très simple, mais qu'il en ressort une poésie indépendante, profonde et idiosyncrasique. Roussel était un précurseur de tous ces mouvements, le dadaïsme, le surréalisme, jusqu’à l’Oulipo. On retrouve aussi, dans ce livre, un monde d’inventions qui ne fonctionnent pas vraiment. Pour locus...doublure...solus, le chef peut choisir l’ordre des mouvements, et le piano soliste est en quelque sorte doublé par son ombre, un piano électrique accordé un quart de ton plus bas. Comme si l’invention était toujours un peu faussée. Quant à Eleanor Suite, bien sûr, c’est un hommage à Billie Holiday, une artiste indépendante qui a été terriblement opprimée, détruite par un monde d’hommes. Mais la pièce évoque aussi la question de la liberté, à travers le souvenir du terrible attentat contre Charlie Hebdo. Elle est dédiée à Elsa Cayat (6), la psychanalyste assassinée, que j'avais rencontrée peu de temps auparavant et qui souhaitait émigrer en Israël. Pour moi, il s'agit d'une œuvre in memoriam.
Propos recueillis à Vienne, le 17 octobre 2024, par Arnaud Merlin (remerciements à Margret Millischer pour la traduction)
(1) Bruno Kreisky (1911-1980), homme d’État autrichien réformateur, chancelier de 1970 à 1983.
(2) Harvey Milk (1930-1978), homme politique américain, militant des droits des personnes homosexuelles, premier élu homosexuel de Californie, assassiné en 1978 à San Francisco.
(3) Elfriede Jelinek (née en 1946), écrivaine autrichienne, prix Nobel de littérature 2004.
(4) Jacques Sée, Brevets d’invention tout à fait insolites, Tchou, 1968.
(5) Lotte Lenya (1898-1981), chanteuse, récitante et actrice autrichienne, épouse de Kurt Weill.
(6) Elsa Cayat (1960-2015), psychiatre et psychanalyste française, collaboratrice de l’hebdomadaire Charlie Hebdo, assassinée lors de l’attentat du 7 janvier 2015.