Dieux et déesses sont souvent descendus parmi les hommes pour prendre vie sous les feux de la rampe. Mais lorsqu’ils parlent par la voix d’un chœur, quels messages nous délivrent-ils ?
Les dieux existeraient-ils seulement si les chœurs n’en avaient raconté les exploits ? Sans les muses, nulle mythologie ; les filles de Zeus et de Mnémosyne ont chanté leur histoire au berger Hésiode pour que celui-ci en fasse le récit aux autres hommes. Inversement, les mortels n’auraient peut-être pas chanté ensemble si les dieux ne leur en avaient soufflé l’idée ; il est revenu au poète Philammon, fils d’Apollon et de la nymphe Argiope, de réunir les jeunes filles en chœur. Ainsi en sommes-nous venus à chanter à plusieurs mais d’une seule voix, puisque que si les muses étaient neuf, elles n’en chantaient pas moins à l’unisson. L’harmonie est unité avant toute chose.
Homère ayant rendu hommage aux muses dans ses grands cycles de L’Iliade et de L’Odyssée, Ulysse a croisé d’autres chanteuses tout aussi séductrices mais plus dangereuses. Pensons aux sirènes qui, « couchées dans une prairie captiveront ce guerrier de leurs voix harmonieuses. Autour d’elles sont les ossements et les chairs desséchées des victimes qu’elles ont fait périr. » Fascinées par les mélodies divines, les humaines ne voulaient pas être en restes. Neuf sœurs « bêtement fières de leur nombre » ont cru, selon Ovide, pouvoir rivaliser avec les divinités ; incapables de conquérir le Parnasse, elles ont été métamorphosées en oiseaux. Aujourd’hui encore, il se peut que certains volatiles orgueilleux se glissent dans les chœurs pour y faire entendre leurs voix de pie ou de chardonneret ; à nous de retenir la leçon pour ne pas finir comme les piérides ou, à l’issue d’un autre concours insolent, ne pas perdre tel Thamyris, fils de Philammon, le don du chant.
Aux plaisirs de l’Olympe
Homme et femmes se sont donc mis à chanter. Non seulement l’histoire des dieux mais aussi leurs louanges et leurs prières. Callimaque de Cyrène aurait été le premier à dédier ses hymnes à Zeus ou à Apollon. Mais le temps a passé et les religions ont changé. À Versailles puis à Paris, la mythologie est devenue le fonds de commerce de la tragédie lyrique. Les temples ayant été rasés au profit des théâtres et des salles de concert, les figures de l’Olympe ont été invitées par Lully et Rameau à des spectacles plus divertissants. Juchées sur des chars ou des nuages en toc afin de descendre des plafonds, elles ont pu poursuivre leur carrière sur les planches tandis que les chœurs retrouvaient à l’opéra la place qui était la leur dans la tragédie antique. Pour le librettiste de Gluck, il était étonnant que tous les poètes lyriques n’aient pas retenu Euripide et les tragiques grecs pour seuls modèles. La mode des mythes n’était pas près de s’épuiser et, cent ans plus tard, l’engouement n’avait pas faibli. Sans doute les dieux et les héros de la Gaîté parisienne avaient-il perdu un peu de leur superbe, mais tout Paris s’époumonait en 1858 sur le chœur infernal, l’hymne à Bacchus et les autres morceaux à succès d’Orphée aux Enfers. Offenbach venait à peine de diriger la création de son opéra bouffe que Gounod, de voyage en Italie, était émerveillé par la capitale italienne : « ce sol est d’une telle fécondité historique qu’on ne peut y donner un coup de pioche sans cogner un chef-d’œuvre ; et il en est de même de Pompéi et d’Herculanum. » Malgré des noms différents, les dieux étaient les mêmes à Rome et à Athènes. Gounod s’étant déjà aventuré sur l’île de Sapho, le voici dorénavant en compagnie de Philémon et Baucis, profitant du lait transformé en vin par Jupiter pour se lancer dans de réjouissantes orgies, non sans convoquer de nouveau les chœurs afin d’annoncer la punition divine réservée aux Phrygiens.
Un tel goût pour la mythologie avait assurément de bonnes raisons d’être. À Delphes, les archéologues français creusaient sans cesse, seuls à posséder suffisamment de sesterces pour dédommager les habitants du dérangement. Au fil des fouilles ont été exhumés la Stoa athénienne, la colonne effondrée du Sphinx, une statue d’aurige en bronze, des autels et le rocher de la Sybille duquel la Pythie prononçait ses prophéties. Des temples, un stade et un théâtre ont resurgi, de même que le texte et la musique d’un hymne à Apollon préservés sur des blocs de pierre. De tels vestiges n’étant guère habitables, les muses de l’Hélicon ont trouvé là de bonnes raisons pour quitter leur mont et s’encanailler sur les Grands Boulevards. Au théâtre, Ulysse avait les faveurs de Gounod, les Érinyes persécutaient Massenet et Antigone inspirait à Saint-Saëns une partition dont l’objectif était de « reproduire autant que possible l’effet des chœurs antiques ». Des « chœurs à la grecque » dont les « bruyantes et brutales interventions » ont déconcerté le critique du Gaulois, mais dont le critique du Ménestrel a apprécié la modernité abreuvée aux sources fraiches de l’antiquité. Parce le lyrisme français a forgé son identité sur la merveilleuse enclume d’Héphaïstos, la mythologie n’est jamais passée de mode.
Immortels, les dieux se sont accrochés à la musique comme des statues à leur piédestal, au point de se faire la caution d’un savoir académique, la garantie d’une noblesse de l’art dont tous les candidats au prix de Rome devaient se prévaloir. Maints compositeurs ont alors décidé de faire leur preuve dans le genre exigeant de l’intermède mythologique. C’étaient des hymnes (Saint-Saëns), des odes (Fauré), des scènes (Dubois) ou des poèmes (Godard). De petites formes essentiellement dialoguées et très théâtrales, mythologiques, antiques ou lyriques réunissant sirènes, nymphes, chasseurs ou Argonautes pour louer Vénus, Diane ou Bacchus. À la demande d’une société chorale d’amateurs, Fauré s’est ainsi emparé de La naissance de Vénus de Paul Collin. Malgré d’autres collaborations avec Gounod et Massenet, l’écrivain s’est parfois vu reprocher des faiblesses littéraires ; Fauré lui-même a toutefois considéré cette partition comme l’une de ses meilleures. Après une création accompagnée par trois pianos dont un joué par César Franck, il a fait reprendre sa « perle bleu-gris » à la Société Nationale de Musique puis, dans une nouvelle version orchestrale, aux Concerts Colonne. Il en a même tiré une version anglaise pour le Festival anglais de Leeds. C’est dire combien il appréciait cette proximité avec Jupiter et le tableau offert par la nudité de la plus belle des déesses. Une Vénus magnifique comme un Botticelli ou comme une peinture d’Alexandre Cabanel acquise par Napoléon III lui-même.
Au cœur des mythes
Aujourd’hui, les muses ont déserté Paris. Sans doute la pollution les a-t-elles convaincues de retourner boire à l’Hippocrène. La mythologie possède pourtant bien des qualités pour réveiller les consciences écologiques endormies. La Diane de Benjamin Godard et l’Hylas de Théodore Dubois partagent le même poète, Édouard Guinand, auteur de livrets pour le concours du Prix de Rome, à la fois écrivain et directeur honoraire au ministère de la Marine. Si nombre de ses textes sont peuplés de bergers et de dieux, la nature y tient souvent le rôle principal. La forêt et ses oiseaux, l’eau d’une mer calme et souriante puis celle d’un ruisseau au murmure gracieux. Émergeant de l’onde, une nymphe révèle l’amour au jeune Hylas qui se précipite dans les flots. N’est-ce pas le même ruisseau qui court dans la forêt de Diane ? Au cœur de l’antique verdure, l’amour se devine partout, emplit la partition de Godard de doux baisers et de divines caresses. Voilà peut-être le véritable cadeau des dieux aux riverains de la Seine : une musique sensuelle dans laquelle ils peuvent se plonger afin de connaître le délice d’un bon bain avec les néréides.
François-Gildas Tual