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Chanter Mozart
« Sa grande leçon, c’est qu’il nous aide à nous débarrasser de la musique, à n’écouter que nous-mêmes et le fonds éternel, à oublier ce qui nous précède immédiatement » dit un jour Ravel à propos de Mozart. Et si le chant mozartien était la plus sûre manière de parvenir au cœur de ce message ?
Inscrites au premier rang des disciplines d’érudition, les classes d’histoire de la musique et d’esthétique musicale (fondées par Ambroise Thomas, au lendemain de sa nomination à la tête du Conservatoire de Paris), ne visaient pas à former des musicologues, mais plutôt à étayer la conviction encore récente que les Psaumes de Marcello ne doivent pas être chantés comme s’ils avaient été écrits la veille, que les vocalises de Lucie de Lammermoor se distinguent de celles de la Reine de la Nuit ou de Donna Anna… Chanter Mozart authentiquement allait devenir en France, pour longtemps, un sujet récurrent de débats, en écho au geste de la cantatrice Pauline Viardot se dépouillant de ses bijoux pour acquérir le manuscrit de Don Giovanni et l’offrir à la Bibliothèque du Conservatoire.
On ne se souciait guère, alors, de la musique purement instrumentale de Mozart, qui occupe cependant une place éminente dans son catalogue. Mais c’est à Don Giovanni, aux Noces de Figaro et à La Flûte enchantée que Mozart dut d’être placé, par la postérité immédiate, au même rang que Haydn et Beethoven dans le domaine de la symphonie ou du quatuor à cordes. Il ’en reste pas moins que, de la verdeur de Bastien et Bastienne (1768) à la quintessence de La Clémence de Titus, la passion de Mozart pour les subtilités de l’écriture vocale stimulera toujours son inspiration. « Une aria, dira-t-il, doit être taillée à la mesure de la voix à laquelle elle est destinée, pour lui aller comme un vêtement parfaitement coupé ». Il fut pourtant loin d’être gratifié par les chanteurs à la hauteur des services qu’il leur avait rendus, tant il s’ingéniait à gommer leurs limites ou à exalter leurs ressources.
Ainsi Mozart tomba sous le charme d’Aloysia Weber, rencontrée à Mannheim sur le chemin de Paris. Elle avait dix-sept ans, chantait à la perfection et, déchiffrant la musique à première vue, s’accompagnait elle-même. Elle était jolie, ce qui ne gâtait rien, et sans doute coquette. Mais c’est quand il l’entendit interpréter, exactement comme il aurait souhaité le lui faire travailler, un air écrit à son intention, qu’il perdit la tête : oubliant la consécration qu’on lui promettait à Paris, et imaginant pour l’élue de son cœur une carrière de prima donna (sans qu’elle eût la moindre expérience de la scène), il s’apprêtait à la suivre en Italie, bornant son ambition à composer un opéra à son intention pour la faire triompher à Milan…
On saura gré à Léopold Mozart d’avoir mis le holà en convaincant son fils que son génie l’appelait à de plus hautes aspirations. Wolfgang poursuivra donc sa route vers Paris, d’où il enverra à Aloysia l’aria « Popoli di Tessaglia », le meilleur qu’il ait écrit, dira-t-il. Mais, au retour, l’accueil de la belle sera si froid que ses espérances tomberont d’un coup. Il aura plus de chance avec la cantatrice britannique Nancy Storace, créatrice de Susanna, dont le départ pour Londres lui inspirera son air de concert le plus irrésistible « Ch’io mi scordi di te ? » (« Que je t’oublie ? »), où le piano et la voix dialoguent, dans le demi-jour des sonorités orchestrales, comme deux amants près de se quitter. Mozart qui, dans ses opéras, s’exprime si peu à la première personne pour donner leur ton propre à ses personnages, semble faire pour lors une troublante exception. Mais la joie profonde de chanter Mozart n’est pas réservée aux voix solistes. Dans Idoménée, comme dans La Clémence de Titus ou La Flûte enchantée, les chœurs ont la part belle. Quant à l’Ave verum, merveille de simplicité, de grâce et de transparence, il pourrait, à lui seul, perpétuer la gloire de Mozart, quand se sera perdu le goût pour ce que nous appelons la musique classique.
Gérard Condé