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Bon anniversaire le National
18 janvier 1934 : Jean Mistler, écrivain mélomane mais surtout ministre des PTT, signe le décret portant création de « l’Orchestre National de la RTF ». Bientôt tout le monde ne l’appellera plus qu’« Orchestre National ». L’idée ? Doter la France d’un orchestre de radio, comme l’avaient déjà fait Bruxelles, Berlin, Leipzig, Copenhague, Prague, Helsinki, Cardiff, Bucarest, Sofia, Francfort, Bratislava et Londres.
Après des auditions menées tambour battant en février, le concert inaugural a lieu le 13 mars 1934 dans la salle du Conservatoire, sous la direction du maître engagé à la tête du nouvel orchestre : Désiré-Émile Inghelbrecht, 53 ans, ancien chef des Ballets suédois et de l’Opéra-Comique. Celui que tout le monde appelle « Inghel » est un deuxième choix, Mistler ayant d’abord pensé au grand bâtisseur d’orchestre Walther Straram, mort fin 1933. Mais il se révèle l’homme de la situation tant il prend fait et cause pour sa mission. Le programme fait la part belle à la musique française et reçoit un accueil critique enthousiaste, inversement proportionnel au climat polémique qui entoure le lancement du nouvel orchestre. Car le Syndicat des artistes musiciens de Paris voudrait l’interdire !
La vie musicale parisienne est alors organisée sur le modèle associatif : la Société des concerts du conservatoire, Colonne, Lamoureux, Pasdeloup, paient les musiciens à la prestation. Les deux seuls orchestres permanents de la capitale sont ceux de l’Opéra et de l’Opéra-comique, dont les membres voient dans les associations symphoniques un complément de revenus non négligeable. Or, le nouvel orchestre de la radio offre à ses membres la sécurité de l’emploi, assortie d’une obligation : l’exclusivité. Concurrence déloyale pour les free-lance !
De fait, plusieurs membres fondateurs du National comme le premier violon Henry Merckel, le violoncelliste Paul Tortelier ou le bassoniste Fernand Oubradous, ne restent pas, leur agenda bien rempli n’étant pas compatible avec l’engagement de donner 125 concerts par an. C’est vers 1935 que l’effectif se stabilise, avec les piliers Jacques Neilz au violoncelle, Micheline Lemoine à l’alto et les légendaires Fernand Dufrêne à la flûte, Jules Goetgheluck au hautbois, René Plessier au basson, Louis Courtinat au cor. Ils feront pendant quarante ans l’identité sonore, transparente et agile, d’un orchestre immédiatement reconnaissable. Henri Bronschwak n’est encore que chef d’attaques des seconds violons ; il deviendra bientôt un premier violon incontestable.
Inghel est un chef strict mais juste, très attaché à ses « O.N. », petit nom des musiciens du National. La venue de Toscanini en 1935 est un signal fort pour cette formation encore jeune, qui affronte avec la guerre la première épreuve de son histoire. Les musiciens mobilisés ou prisonniers gardent le contact à travers une feuille de liaison, le Courrier de l’O.N., ancêtre des réseaux sociaux. L’orchestre se replie à Rennes en 1940, à Marseille en 41, et quand Charles Munch donne le Requiem de Berlioz le 26 novembre 1943, comment ne pas penser aux membres juifs qui en ont été exclus deux ans auparavant, en application des lois scélérates de Vichy ? Parmi eux, la violoniste Jeanne Haskil, sœur de Clara, ou le chef Manuel Rosenthal, adjoint d’Inghel.
Rosenthal dirige le concert de la Libération le 25 août 1944 et sera jusqu’en 1947 un chef principal éclectique. Arrive alors Roger Désormière, à qui l’O.N. doit ses premières créations importantes en 1950 : la Symphonie n°1 d’Henri Dutilleux et la première française de la Turangalîla-Symphonie d’Olivier Messiaen. Bientôt suivies, en 1954, du scandale de Déserts, d’Edgard Varèse, sous la direction de Hermann Scherchen, presque quarante ans après celui du Sacre au même Théâtre des Champs-Elysées… Voici les premières tournées : celle de 1948 en Amérique du nord, avec Munch, se fait entièrement en bus, dans des conditions rendues rocambolesque par un impresario véreux. Elle n’en procure pas moins à l’orchestre un rayonnement international, conforté par l’invitation du Festival de Salzbourg en 1959. Beaucoup d’autres suivront, dont le Japon dès 1966.
Après le mandat peu charismatique de Maurice Le Roux dans les années 1960, l’excellence de la baguette de Jean Martinon, de 1968 à 73, est un apport indéniable. La tiédeur de l’accueil qui lui est fait n’en est que plus décevante pour cet homme réservé, qui n’a le goût ni du pouvoir, ni du conflit. Alors que le National se couvre de gloire avec Tristan et Isolde de Wagner aux Chorégies d’Orange de 1973 sous la direction de Karl Böhm, l’ORTF s’apprête à être dissous, remplacé par Radio France. C’est chose faite en 1975, année où l’Orchestre National de l’ORTF devient « de France ». Au même moment, Pierre Vozlinsky, directeur de la musique, a l’idée géniale de faire venir le chef roumain Sergiu Celibidache. Il ne reste que deux saisons mythiques, détesté par une moitié de l’orchestre, divinisé par l’autre, le temps d’effectuer un travail unique sur le son. Peu après, le coup de foudre est unanime pour « Lennie » Bernstein qui galvanise le National le temps de quelques concerts stratosphériques.
C’est l’époque où la génération des fondateurs fait place à une brillante relève symbolisée par les violons solos Patrice Fontanarosa et Régis Pasquier ou Patrick Gallois à la flûte, le clarinettiste Guy Dangain faisant la jonction entre les deux générations. Lorsque Lorin Maazel devient premier chef invité en 1977, il connaît l’orchestre depuis vingt ans. La Neuvième de Beethoven regardée par 17 millions de téléspectateurs lui donne une audience de star. Virtuose de la baguette, Maazel incarne le National des années 1980, avec Seiji Ozawa, Eugen Jochum, Vaclav Neumann pour invités de marque. L’Arbre des Songes de Dutilleux est en 1985 la création marquante de la décennie. Au violon Isaac Stern, un ami de l’orchestre.
Lorsque Maazel, trahi par sa personnalité irascible, claque la porte, Charles Dutoit lui succède en 1991. Il emmènera l’ONF partout dans le monde, en ces années 1990 où l’orchestre donne le Ring de Wagner au Châtelet sous la direction de Jeffrey Tate. Pourtant, les musiciens ont le sentiment que Dutoit privilégie sa carrière personnelle, et c’est un orchestre démoralisé que le Suisse laisse en 2002 à Kurt Masur. Le sévère maestro allemand ressoude le collectif autour du répertoire germanique et russe, tout en renouvelant les cadres avec la génération de Sarah Nemtanu au violon solo ou David Guerrier au cor. L’Italien Daniele Gatti, technique virtuose et caractère bougon, lui succède de 2008 à 2016, mandat marqué par des intégrales Beethoven et Mahler, mais aussi par sa familiarité avec l’opéra verdien et wagnérien. Puis ce sera, de 2017 à 2020, Emmanuel Krivine, pour une période écourtée par la pandémie, mais qui aura vu le retour d’un directeur musical français, près d’un demi-siècle après Martinon.
Dans l’intervalle, l’orchestre nomade a trouvé son port d’attache : après des décennies au Théâtre des Champs-Elysées sans lieu de répétition fixe, il bénéficie de l’auditorium de la Maison de la radio inauguré en novembre 2014. L’arrivée de Cristian Măcelaru en 2020 coïncide avec un recrutement massif de nouveaux musiciens à des postes-clés comme le National n’en avait plus connu depuis 1975, à la faveur du départ de piliers présents depuis les années 80 comme le flûtiste Philippe Pierlot, le trompettiste Marc Bauer ou le timbalier Didier Benetti. C’est aussi l’occasion de réactiver le lien originel entre l’ONF et le média radio, et de renouer avec son ADN d’orchestre français, héritier des pionniers qui jouaient Daphnis et Chloé ou La Mer en en trouvant presque instinctivement les justes sonorités.
Christian Merlin